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alors enfin les lèvres bleues d’Ulrich purent s’entrouvrir.

— Que le ciel vous récompense, oncle Job ! balbulia-t-il. Sans votre secours… j’étais perdu.

— Dis sans le secours de Dieu ! reprit le vieillard ; lui seul est maître, et nous ne sommes tous que les serviteurs de sa volonté.

— Eh bien ! merci à Dieu, et à vous… toutes ses bénédictions ! murmura Ulrich, qui cédait à la langueur somnolente de la fatigue et du froid.

— A la bonne heure ! interrompit Job ; mais ranime-toi, et debout !

— Pas encore… plus tard… bégaya le jeune homme, dont les yeux se fermaient.

— Plus tard il ne sera plus temps ! s’écria le chercheur de cristal en le secouant. Lève-toi, Ulrich, il le faut ; les forces te reviendront en marchant, et au premier chalet nous nous reposerons. Si tu demeures ici, tu es mort. Debout, encore une fois ! Il y va de la vie.

Il avait obligé son neveu à se remettre sur ses pieds, et l’entraîna malgré lui à travers le glacier, chancelant, la tête flottante et les paupières demi-closes. Il s’efforçait de le ranimer par des encouragemens et par des questions, Ulrich, dont le sang se remit peu à peu en mouvement, put enfin lui raconter à mots entrecoupés sa fuite de la veille devant le fœhn, sa chute dans la fissure, amortie par l’avalanche qui l’avait entraîné, et sa longue agonie au fond du gouffre ; il ne garda le silence que sur la rencontre de Hans.

Job parut surpris qu’avec sa médiocre expérience il se fût ainsi hasardé seul dans les hauts. — Je te croyais plus sage, dit-il en secouant la tête ; mais il en est de l’air des montagnes comme du vin : la plupart ne peuvent en boire modérément et sans perdre la raison. J’aurais dû me rappeler que tu avais du sang des Hauser dans les veines, et que depuis cent années tous ont eu leur témérité pour drap mortuaire. Dieu me pardonne ! j’espérais que la fièvre des chasseurs n’aurait gagné que le cousin, car Hans aussi était au-dessus des alpages.

— L’avez-vous aperçu ? demanda Ulrich.

— Non pas lui, mais la marque de ses pas, répondit l’oncle Job ; ce matin, je l’ai reconnue sur la neige à la suite d’une piste de chamois.

— Ah ! c’est le troupeau qu’il cherchait, s’écria Ulrich, celui qu’il a vu avant-hier et que conduit un empereur !

— C’est possible : la piste allait dans la direction du nord.

— Au pied de l’Eiger ?

— Non, là, plus près de nous, à droite.

La main de l’oncle Job indiquait un des arcs-boutans du glacier qu’ils longeaient depuis quelques instans, et au flanc duquel courait une espèce de corniche ébréchée ça et là. Au-dessous, la pente,