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Si Dieu garde mes jours, libre enfin, je viendrai
Vous demander ici la femme de mon gré.
— Doucement ! fit Muller, aiguisant sa moustache,
Dans trois ans, comme toi, j’aurai fini ma tâche,
Et je prétends venir solliciter aussi
La main de la beauté que Dieu fit naître ici.
Il sied, à tous égards, qu’une fille si belle
Ait plus d’un soupirant qui s’empresse autour d’elle.
Pour qu’elle ait l’agrément de faire un libre choix,
Ce n’est pas trop de deux. Et nous serions bien trois,
À coup sûr, si Cléry, qui garde le silence,
Pouvait encor jeter son cœur dans la balance.
Mais ce cher compagnon, — qui ne l’a deviné ?
S’est dans un autre amour dès longtemps enchaîné.

Quiconque eût, à ce mot, observé Jacqueline
Aurait vu sur son front, beau de pâleur divine,
Passer je ne sais quoi d’aussi prompt que l’éclair…
N’importe ! elle sourit du propos de Muller.

— Brigadier, reprit-il en rechargeant sa pipe,
Voyons ! que tout ennui maintenant se dissipe !
L’avenir sera doux pour votre chère enfant.
À votre heureux foyer, vous-même triomphant,
Vous la verrez épouse, et ferez, vert encore,
Danser douze marmots, tous plus beaux que l’aurore !

À des rêves pareils, quel souci, quel chagrin
N’eût cédé ? — Le bon vieux reprit un front serein.
Autour de deux flacons, la troupe émerveillée
À trinquer, à jaser consomma la veillée.

Le jour d’après, le temps semblait presque remis :
— Chers hôtes, nous partons, dirent les trois amis.

— Eh bien ! répond Maillard, jeunesse au cœur de flamme,
Allez où le devoir, où l’honneur vous réclame.
Que n’ai-je mes deux pieds et cinquante ans de moins !
Volontiers avec vous j’irais voir les Bédouins.
Je l’aurais vue, enfans, d’une âme bien charmée
Cette Afrique où l’on dit que votre jeune armée
Songent si dignement la gloire des aïeux !
On reste dans son coin, hélas ! quand on est vieux…

Là-dessus, échangeant une étreinte dernière,
Les soldats pèlerins reprirent leur carrière, —
Et longtemps Jacqueline au seuil de la maison
Demeura, les suivant de l’œil à l’horizon !