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un sens excessif aux vues du cabinet de Saint-Pétersbourg. Qu’on s’arrête à l’explication la plus modérée, la plus ingénue si l’on veut. Il se peut que la Russie n’eût point l’ambition pour le moment de toucher à Constantinople, il se peut qu’en renouvelant à Londres et à Paris, comme à Vienne et à Berlin, l’assurance qu’il ne porterait point atteinte à l’intégrité de la Turquie, le tsar se crût quelque droit à un grand témoignage de confiance de l’Occident, qui lui permettrait de vider lui-même sa querelle. Il n’y a qu’un malheur, c’est qu’en endormant par une assurance illusoire la vigilance des cabinets, ce n’était là en réalité que la mise en œuvre de la politique énoncée par M. de Nesselrode dans une dépêche de 1830, quand il disait qu’il fallait au tsar une Turquie « réduite à n’exister que sous la protection de la Russie et à n’écouter désormais que ses désirs. » L’empereur Nicolas se montrait dès lors aux populations orientales comme l’unique arbitre de leur situation, de leur destinée, — et de l’empire ottoman tout entier, que restait-il à faire à l’Europe ensuite, si ce n’est d’abdiquer ? Si la Russie n’avait point pour but de faire un acte éclatant d’autorité, de donner une confirmation nouvelle à sa politique envahissante, comment se fait-il qu’avec tant d’élémens appareils de conciliation, on ne fût point parvenu à s’entendre ? La Russie voulait, disait-elle, respecter l’intégrité de la Turquie : l’Europe ne demandait point autre chose. — Le tsar prétendait manifester son intérêt en faveur des populations chrétiennes de l’Orient : bien loin de s’y opposer, l’Europe demandait à garantir les améliorations offertes par le sultan. — il faut donc qu’il y ait eu dès l’origine la préméditation d’une tentative sérieuse, indépendante, et sinon intentionnellement hostile à l’Europe, du moins inspirée par une pensée qui ne tenait nul compte de sa sécurité. Tout l’indique d’ailleurs, les préparatifs militaires de la Russie, l’éclat extraordinaire de la mission du prince Menchikof, la persistance du cabinet de Saint-Pétersbourg dans un ultimatum hautain lorsque M. de Nesselrode affirmait que tout était fini, enfin l’invasion des principautés en pleine paix. Or c’est là ce qui constitue une entreprise devant laquelle l’Europe ne pouvait s’abstenir sans passer aussitôt à un état d’infériorité vis-à-vis de la Russie. C’est là ce que nous appelons un intérêt moral et politique supérieur valant la peine d’être défendu, fait pour être placé sous la sauvegarde de leurs résolutions les plus viriles par deux peuples comme la France et l’Angleterre.

Et si cet intérêt dans son principe était de nature à provoquer à tout événement l’intervention de la France et de l’Angleterre, quelle a été la conduite pratique des deux gouvernemens ? C’est ici que les documens diplomatiques récemment publiés à Paris comme à Londres sont la justification la plus complète et la plus évidente de la politique européenne. Il serait facile sans doute de saisir dans les dépêches anglaises et françaises des différences d’appréciation : l’Angleterre, il faut bien le dire, n’avait vu au commencement dans cette crise que l’affaire des lieux saints. Plus tard, ses hommes d’état ont cru beaucoup aux assurances de la Russie, à la prudence de l’empereur Nicolas. C’est le mérite du gouvernement français d’avoir au premier moment aperçu la gravité de la question à travers les détails de l’affaire des lieux-saints. Aussi dès l’origine, dans les premières instructions à M. de Lacour (dépêche du 22 mars 1853), le ministre des affaires étrangères prévoyait-il