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privée. Les faits, il faut les imaginer ; les personnages, il faut les créer ; la passion, il faut l’observer dans ce qu’elle a de plus mystérieux ; tout cet ensemble en un mot, il faut le recomposer de telle manière que ceux qui vivent de cette vie sociale ou de la vie du cœur puissent reconnaître quelque chose d’eux-mêmes dans ces tableaux dus tout entiers au génie des fictions. Quelle est la véritable histoire de ce monde ? C’est le roman, pour l’appeler par son nom ; le roman est l’histoire de la vie sociale, d’autant plus vraie, d’autant plus saisissante parfois, qu’elle résume dans ses créations bien des traits épars dans la réalité. Certes la société de notre siècle n’a point manqué d’historiens de ce genre. Parmi tous ceux cependant qui se sont donné la mission de lui raconter ses deuils et ses joies, ses entraînemens ardens et ses luttes, Combien peu survivront ! Et parmi les œuvres de ces derniers survivans, combien peu resteront comme l’expression d’un sentiment vrai, d’une passion sincère, d’une situation justement observée ! C’est beaucoup déjà de revivre après quelques années, et de n’avoir pas disparu dans cet ossuaire de tant d’inventions un moment fameuses. Un écrivain mort il y a quelque temps, Charles de Bernard, dont les récits sont rassemblés dans une édition nouvelle, semble avoir aujourd’hui ce retour de fortune. Ce n’était point un talent puissant, ni surtout bruyant, nul n’a moins occupé le public de sa personne et de ses actions. C’était un observateur élégant et délié, spirituel et pénétrant, curieux comme l’auteur du Lys dans la vallée de tous les détails de l’âme féminine. De là sont sortis ces recueils ingénieux, le Nœud gordien, le Paravent, tous ces contes entre lesquels la Femme de quarante ans reste comme le dernier mot d’une observation décidée à s’aventurer dans les régions les plus délicates. La plus large mesure de son talent, l’auteur l’a donnée dans une remarquable étude de la vie intérieure, dans Gerfaut. Ce héros, ce Gerfaut, écrivain en renom, n’est-il point un personnage propre à une époque comme la notre, où l’équilibre entre les facultés morales semble détruit, et où l’intelligence se croit le droit de tout confondre et de tout immoler a elle-même ? On sent avec son intelligence, ce qui ne veut point dire malheureusement qu’en retour on pense avec son cœur. Gerfaut est un de ces esprits épuisés à force de produire, qui croient un jour se remonter en se donnant une émotion, on se procurant le cordial d’une passion. Le voilà entrant délibérément dans cette voie, calculant ses chances auprès d’une jeune femme, et de fait il a son émotion et son drame ; il a, lui aussi, sa liste de victimes, victimes sanglantes. Gerfaut, il est vrai, finit par sentir avec son cœur ce qu’il a commencé par sentir avec son intelligence ; il n’en reste pas moins le type de ce genre d’esprits qui font le plus grossier mélange de toutes les choses de l’imagination et du cœur, qui mettent en roman ou en drame les lambeaux de leurs impressions les plus intimes et les plus personnelles, véritables don Juan de l’intelligence pour qui sentir et aimer n’est qu’une manière de se tenir en verve. M. Charles de Bernard a eu le mérite, dans Gerfaut, de mettre le doigt sur celle plaie vive, et de cette simple donnée il a tiré une étude qui n’est ni sans force ni sans vérité, qui peut même survivre à bien des œuvres plus ambitieuses.

C’est une condition du roman, comme de tout autre genre littéraire au surplus, de chercher sans cesse à se rajeunir par la nouveauté de l’observation