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la honte de les recevoir de l’étranger comme le prix de sa propre abdication. La violation des lois fondamentales de l’ordre européen n’était pas moins profonds, que les tentatives d’absorption eussent lieu vers le midi, ou qu’elles se portassent sur le nord du continent. L’indépendance de la Suisse, de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal n’est pas un besoin moins impérieux pour l’Europe que ne peut l’être celle de l’Allemagne, de l’Angleterre ou de la Russie. Ces peuples sont séparés de la France par leurs intérêts comme par leurs précédens historiques, et la nature des choses est aussi gravement insultée lorsque la race française attente à l’autonomie italienne ou espagnole que lorsqu’elle violente celle des peuples germaniques.

J’ai donc quelque peine à comprendre la distinction que l’illustre auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire prétend faire entre les entreprises de l’empereur Napoléon au-delà des Alpes et des Pyrénées et ses entreprises au-delà du Rhin. M. Thiers, qui dénie au génie le plus heureusement servi par la fortune la faculté d’associer au faisceau des populations méridionales des peuples de race germanique, considère cette association comme étant strictement possible pour la totalité des races latines, unies par l’identité des croyances et par des langues à racines communes. Il est porté à croire qu’avec un très long règne, et en transportant dans la politique la prudence que l’empereur apportait dans la guerre, il aurait été possible à Napoléon de perpétuer un empire qui aurait uni aux destinées de la France celles des deux péninsules méridionales. Telle avait été selon lui la pensée de Louis XIV, et l’Europe l’avait implicitement acceptée en permettant que des princes de la maison de Bourbon régnassent simultanément à Paris, à Madrid, à Naples et à Parme. Avec la puissance et le prestige dont l’empire avait doté la France, une telle extension, si elle pouvait être considérée comme imprudente, n’aurait pas du moins, au point de vue de l’éloquent historien, froissé l’essence des choses. Dans sa pensée, l’établissement d’un royaume de Westphalie fut un acte bien plus contraire à la prudence que n’avait pu l’être l’installation de lieutenans impériaux sur les trônes de l’Espagne et de l’Italie. M. Thiers n’a-t-il pas cédé, en portant un pareil jugement, à la fascination qu’un grand homme exerce toujours sur son historien ? Dans cette appréciation, et malheureusement aussi dans plusieurs autres de son livre, ne suit-il pas sans le soupçonner les traces des historiens et des publicistes d’après lesquels l’Europe aurait obligé l’empereur à la conquérir, en opposant toujours des résistances à ses desseins ? Les faits constatent que les tentatives de Napoléon en Espagne, en Portugal et en Italie ont suscité au dehors et ont rencontré sur les lieux mêmes des résistances tout autrement vives que celles auxquelles ont donné