Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/965

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La question de savoir si Jarnac triompherait et ferait parade de sa victoire, comme l’usage en était établi, fut discutée séance tenante devant le roi. Henri, je regrette d’avoir à le dire, opinait pour qu’il en fût ainsi ; mais le parrain de Monlieu, d’accord avec lui d’ailleurs, supplia le roi de dispenser le vainqueur, en raison de son ancienne amitié pour Vivonne, d’une aussi cruelle obligation. Si l’on doit en croire Brantôme, Jarnac agit prudemment en résistant à la volonté du roi et aux instances du connétable, qui, obligé par position de sauvegarder les usages de la chevalerie, insistait pour que le vainqueur triomphât suivant la forme indiquée[1] par les règlemens. Les partisans de La Chasteigneraye étaient en effet dans la plus grande exaltation ; il ne fallait qu’un prétexte pour amener un esclandre. « Les amis de mon oncle, dit le sire de Bourdeille, estoient en mesure, non-seulement de desfaire la troupe du seigneur de Jarnac, et lui avec elle, mais de fausser les gardes du camp, les juges, voire tout le reste de la cour ensemble. » Le séditieux va même assez loin pour ajouter : « Ah ! que si de ce temps-là la noblesse françoise fust esté aussy bien apprise et exporte aux esmeutes et séditions, comme elle l’a esté depuis les premières guerres, il ne faut doubler que ces braves gentilshommes, sans aucun respect ny signal de M. d’Aumale, n’eussent joué la partie toute entière[2] ! »

On a peine à comprendre comment Henri II a pu oublier sitôt son favori, qui avait de nombreux amis ailleurs qu’à la cour et parmi les mécontens, comment il a incliné pour faire triompher Jarnac, alors que le vaincu qui mourait pour sa cause était agonisant. Henri, sans se faire le moins du monde prier, traita Monlieu en vainqueur, et ne montra aucun scrupule à l’accabler de prévenances et d’éloges : « Vous avez combattu comme César, lui dit-il, et parlé comme Aristote. » On reproche aussi à Henri d’avoir trop tardé à séparer les combattans. La première blessure reçue par Vivonne suffisait pour que l’honneur fût satisfait. Personne ne se méprenait sur le motif du duel ; on savait Jarnac tout à fait innocent du propos criminel que son ancien ami lui avait imputé[3] ; on ne doutait pas que le

  1. « Qu’il se pourmenât par le camp, à mode de triomphe, ni trompettes sonnantes, tabourins battans.
    « Item voulons que le vainquent triomphe, s’il n’a essoine (blessure, empêchement) de son corps. » (Formulaire, etc., art. XXIII.)
  2. Brantôme s’avance beaucoup en parlant ainsi. L’opposition, que la disgrâce d’un grand nombre de seigneurs et les destitutions opérées sous l’influence de Diane avaient exaltée, s’était prononcée pour Jarnac. La victoire, dans l’hypothèse qu’aborde Brantôme, eût été pour le moins contestée.
  3. Il existe une requête adressée au roi par Madeleine de Poutguyou, dame de Jarnac, où elle demande justice contre La Chasteigneraye, et supplie sa majesté qu’avant de permettre le duel,j elle autorise une poursuite en calomnie. On ne fit pas droit à cette demande, que l’événement d’ailleurs rondit inutile.