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ce noble et brillant Vénitien qui venait troubler par sa présence les rêves innocens de son cœur. Soit que Beata fût réellement sensible aux soins empressés que lui rendait le chevalier, soit qu’elle voulût rompre des habitudes qui lui paraissaient maintenant dangereuses, il est certain qu’elle était depuis quelque temps d’une extrême réserve avec Lorenzo, et c’est à peine si devant le monde elle avait l’air de s’apercevoir qu’il était là, dans un coin, épiant ses moindres mouvemens. Il faut avoir été pauvre et jeté par la destinée au milieu d’une société jalouse de ses privilèges, il faut avoir aimé une femme que le prestige de quelques années de plus, celui de la naissance et de la beauté, dérobaient à toutes vos espérances, pour comprendre la situation pénible du jeune Lorenzo. Il se sentait mal à l’aise dans ce palais où il avait été accueilli avec tant de bonté; il était humilié de la place qu’il occupait dans la famille Zeno, et son caractère, aigri par un sentiment qu’il n’osait avouer à personne, commençait à développer les idées amères qu’il avait puisées dans les livres et surtout dans ceux de Rousseau.

Les personnes de distinction qui habitaient les environs de Cadolce furent invitées à venir passer une journée au château. On voulait fêter dignement la famille Grimani, qui partait le lendemain, et clore d’une manière brillante la saison de villeggiature. On savait que, la santé du sénateur Zeno s’étant raffermie, il devait quitter bientôt la terre-ferme et retourner à Venise, où l’appelaient de graves intérêts politiques. Aussi personne ne manquait au rendez-vous, et c’était un beau coup d’œil que de voir le parc de Cadolce parsemé de belles dames et de cavalieri qui portaient leurs ombrelles et les divertissaient par des propos galans qui les faisaient rire aux éclats. Il existe un joli tableau de Tiepolo qui représente une scène pareille de galanterie aimable et de doux far-niente au bas duquel le comte Algarotti a placé ces deux vers qui renferment à peu près toute la morale de la société vénitienne à la fin du siècle dernier :

Vario è il vestir, ma il désir è un solo,
Cercan tutti fuggir, tristezza e doulo.

« Sous des costumes différens, ils n’ont tous qu’un même désir : c’est de fuir la tristesse et la douleur. » Oh! que les temps sont changés ! et que nous sommes loin de cette sérénité d’esprit qui ne s’occupe que de l’heure présente et s’attarde à goûter le bonheur sous un frais ombrage, sans souci du lendemain ! La soirée venue, toute la compagnie s’était réunie dans le salon, qui était fort spacieux et qui donnait de plain-pied dans le jardin. En face de la porte étaient le jet d’eau, la grande allée et le bois qui fermait l’horizon. En attendait le souper, qui ne devait avoir lieu qu’à minuit, selon les habitudes