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son arrivée. Le jour où il débarqua, il avait envoyé ses lettres de créance au ministre des affaires étrangères, Fuad-Effendi. Le lendemain, il se rendit à la Porte : Fuad-Effendi l’y attendait dans les appartemens de son ministère, les portes toutes ouvertes. Il est de règle invariable qu’un ambassadeur nouveau auprès du sultan fasse sa première visite au grand-visir, et la seconde au ministre des affaires étrangères. En quittant le grand-visir, le prince, quoique invité par l’introducteur des ambassadeurs à se rendre auprès du ministre des affaires étrangères, passa, à travers la haie des soldats et des kavass, devant l’appartement de Fuad-Effendi, situé à côté de celui du grand-visir, et se retira sans y entrer. L’affront était d’autant plus blessant que de grands préparatifs avaient été faits pour la réception de l’ambassadeur russe, et que cette cérémonie avait attiré un immense concours de population, et surtout de Grecs. Le lendemain, le prince Menchikof envoya dire au grand-visir par son premier drogman qu’il n’avait pas entendu, par cette infraction aux usages, porter atteinte à l’autorité du sultan, mais que l’ambassade russe ne voulait pas traiter avec Fuad-Effendi les négociations dont elle était chargée. Fuad-Effendi donna sa démission et fut remplacé par Rifaat-Pacha.

Cet incident produisit à Constantinople une impression profonde ; le grand-visir en fut irrité et consterné, Le sultan ressentit l’outrage et ne cacha point son indignation. Les chargés d’affaires de France et d’Angleterre, M. Benedetti et le colonel Rose, portèrent le même jugement sur la situation. Il était évident que le prince Menchikof, en montrant que la Russie savait atteindre et punir dans la cour du sultan un ministre qui lui déplaisait, voulait agir par l’intimidation sur l’esprit de la Porte. Le grand-visir dit au colonel Rose que l’indépendance de la Turquie était menacée, et le pria de faire venir l’escadre anglaise an mouillage de Smyrne, à Vourla. Le colonel Rose et M. Benedetti promirent au grand-visir de demander à leurs gouvernemens l’envoi des escadres. Ces assurances ne tranquillisèrent pas le ministre turc : « La Turquie sera perdue, dit-il, avant que les réponses de l’Angleterre et de la France aient pu arriver. » Le colonel Rose était convaincu, par ce qui venait de se passer, que la Russie manquait aux assurances qu’elle avait données à son gouvernement. « Au lieu de retirer ses troupes ou d’arrêter leur marche, la Russie, écrivait-il à son ministre, les fait avancer vers le territoire turc ; elle fait préparer des approvisionnemens pour son armée dans les provinces turques (en Moldavie et en Valachie), sans avoir encore déclaré et exposé à la Porte les griefs qu’elle a contre elle : chose inouïe et contraire aux droits des nations civilisées. Elle prend d’autres grandes mesures militaires et maritimes dans la pensée manifeste