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XVII

Marnix et Guillaume, c’était l’union intime des états et du prince, de la liberté et de l’autorité. Eux morts, qu’arrive-t-il ?

On voit en Hollande une chose bien extraordinaire, et qui, je pense, ne s’est rencontrée que là : les masses du peuple, prises d’une superstition obstinée pour un nom, pousser pendant deux siècles tous ceux qui portent ce nom à usurper ; ceux-ci dirigeant tout vers ce but et néanmoins incapables de l’atteindre ; la conjuration ouverte du peuple et du prince pour fonder le despotisme politique ; cette conjuration ajournée, déjouée, enfin vaincue par une certaine force intérieure plus puissante et surtout plus sage que le peuple et le prince. Quelle était cette force ?

Maurice, successeur de Guillaume, ne fit aucune difficulté de laisser égorger juridiquement le vieux Barneveldt, qu’il tenait pour l’homme le plus respectable de la république. Guillaume III souffrit que le peuple mangeât le cœur des deux plus vertueux citoyens de son temps, les de Witt. Avec de si excellentes dispositions à devenir souverains absolus, comment les Nassau ne purent-ils y parvenir[1] ?

Ce n’est pas que la nature humaine eût changé en Hollande en quelques années ; elle tendait au contraire sans cesse à ramener l’ancienne servitude accoutumée. Les masses du peuple, selon l’ordinaire, poussèrent la reconnaissance aussi loin que l’ingratitude, et c’était une double cause d’asservissement ; mais un obstacle invincible était là qui s’opposait, en dépit des hommes, au retour vers le passé. En abolissant l’ancienne religion, la nation avait brûlé ses vaisseaux. Rien ne put la ramener même pour un instant à son point de départ.

S’il n’eut dépendu que de la multitude, la république n’eût pas vécu un seul jour ; mais (exemple unique peut-être !) il se trouva que, par la seule force d’une révolution religieuse, un peuple fut contraint de demeurer libre malgré lui. La petite bourgeoisie et la foule ne cessèrent un moment de redemander la souveraineté pour quiconque portait le nom de Guillaume. Les paysans, les ouvriers, les marchands, impuissans à maîtriser l’aristocratie des états, ou ignorant encore ce que c’était que la liberté, cherchaient leur sûreté dans la puissance d’un seul et s’abritaient dans l’ombre du Taciturne. Vous les eussiez crus dévorés d’une soif de domesticité. Ce n’était que le désir de jouir enfin de l’égalité dans l’abaissement de tous. Au moindre péril du dedans et du dehors, la nation presque

  1. Voyez les Mémoires d’Auberi du Maurier, p. 218, 219.