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décourageante pour les amours sincères et les âmes sentimentales. Ajoutons, afin de complétée l’ensemble de ces fâcheux symptômes, que si le Marbrier démontre ce que nous savions déjà, la décadence et l’épuisement définitifs de talens et de noms qui eurent leurs jours de verve et d’éclat, des œuvres telles que la comédie de M. Serret ne démontrent pas suffisamment encore l’avènement de talens nouveaux propres à nous dédommager de la déchéance des anciens.

Pourtant, hâtons-nous de le reconnaître, cette pièce de M. Serret, Que dira le monde ! est intéressante, et il serait d’autant plus injuste de lui refuser cette qualité, que c’est à peu près la seule. La donnée a le grand défaut d’être à la fois paradoxale et vulgaire, et de ressembler à ces avocats médiocres qui se servent de moyens usés pour arriver à des conclusions contestables. L’effet de jalousie rétrospective et le principal épisode qui s’y rattache rappellent trait pour trait un des plus saisissans récits de M. Prosper Mérimée : le Vase étrusque ; on peut signaler çà et là des réminiscences de plusieurs ouvrages bien connus : Une Chaîne, Antony, la Calomnie ; enfin il est peu de ces situations et de ces caractères qui, à l’aide d’un très léger changement d’optique, ne pussent se retourner contre l’auteur, et plaider une thèse exactement contraire à la sienne. Cependant tout cela forme un ensemble, une succession de scènes auxquelles on assiste sans ennui, et l’on peut en définitive ne pas se montrer aussi sévère envers M. Serret qu’il l’a été lui-même à l’égard de sa romanesque héroïne, pourvu qu’il soit permis de demander comme le géomètre assistant à Andromaque : « Qu’est-ce que cela prouve ? » Et de répondre comme le vieil adage : « Qui veut trop prouver ne prouve rien. »

Hermann de Courtenay, un héros quelque peu arriéré du roman ou du drame d’il y a vingt ans, est l’amant d’une belle veuve, la comtesse de Verneuil : elle l’a aimé, elle lui a cédé avant la mort de son premier mari, et, s’il ne l’a pas épousée dès qu’elle a été libre, c’est qu’il était pauvre et qu’il ne voulait pas que le monde put voir une affaire dans son mariage et un calcul dans son amour. Dès la première scène, ou est forcé de convenir que M. Serret a la main malheureuse en fait de délicatesses et de scrupules, et de comparer cet esprit honnête et sage, en veine de paradoxes, à ces hommes rangés qui, une fois en train de faire des sottises, ne savent pas les faire avec grâce. Comment admettre, entre une femme qui s’est donnée et qu’on estime encore et un homme dont l’amour a survécu à cette première épreuve, ces considérations d’argent, d’inégalité de fortune, acceptables tout au plus entre gens qui se rencontrent pour la première fois et n’ont aucun droit l’un sur l’autre ? Quoi qu’il en soit, Hermann vient de recueillir un héritage inattendu qui égalise les fortunes. Sorti le matin de chez Mme de Verneuil en amant mystérieux et furtif, il rentre chez elle, quelques heures après, en prétendant officiel, et lui demande sa main. Cette demande librement faite, acceptée avec transport, cette promesse échangée entre deux cœurs que n’a atteints aucune des méfiances ou des lassitudes de l’amour heureux pourra-t-elle s’accomplir ? Le monde n’y mettra-t-il pas obstacle par la sévérité de ses arrêts ou l’aigreur de ses médisances ? Voilà toute la pièce.