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tinrent comme tacitement à l’écart du banal adieu qu’échangeaient M. Bridoux et le sculpteur Jacques. Celui-ci, ayant surpris son ami immobile sur le pavé du débarcadère et les yeux fixés sur le bateau qui lâchait sa vapeur, lui demanda à haute voix s’il oubliait encore quelque chose. — Non, répondit Antoine de façon à être entendu d’Hélène, je n’oublie rien.

La jeune fille saisit sans doute l’intention donnée à cette réponse par le geste qui l’avait accompagnée et semblait la mettre à son adresse; elle se retourna du côté d’Antoine, et, par un signe rapide, elle lui exprima qu’elle s’associait à cette pensée, qui semblait renfermer une promesse de souvenir.

Avant de s’éloigner, Jacques et Antoine se montrèrent l’un à l’autre M. Bridoux, qui disputait ses bagages aux commissionnaires et sa personne aux pisteurs des hôtels de la ville, pour qui tout voyageur est une proie. Le père d’Hélène se débarrassa des uns et des autres en homme habitué à employer les argumens que l’on possède au bout des bras, quand on ne peut arriver à se faire comprendre par des sourds d’intelligence. La vigueur dont il avait fait preuve lui épargna le concert ironique avec lequel les portefaix reconduisent ordinairement les voyageurs qui transportent eux-mêmes leurs bagages. On laissa tranquillement partir M. Bridoux, portant sa malle sur son dos. Près de lui marchait Hélène, tenant d’une main le chapeau de son père, de l’autre un sac de voyage et le fameux cabas garde-manger. Les pisteurs et les portefaix s’étaient rabattus sur les deux artistes, dont le mince bagage réuni eût à peine fatigué un enfant. Aux uns, Jacques répondit gravement qu’il « était propriétaire dans la ville et n’avait pas besoin d’hôtel. » Aux autres, il demanda avec la même gravité « combien ils lui offriraient pour lui porter sa malle. » Cette plaisanterie lui fit sur-le-champ la place nette.

Comme nous l’avons dit, il avait été convenu qu’Antoine partagerait l’hospitalité offerte à son compagnon à bord du navire anglais, où celui-ci avait des travaux d’art à terminer. Ce fut donc vers le grand bassin du commerce où le yacht the King Lear était amarré, que les deux jeunes gens se dirigèrent d’abord. En arrivant sur la place du théâtre, qui fait face à ce bassin, Antoine demeura en admiration devant la forêt de mâts qui s’étendait sous ses yeux. C’était précisément un jour de fête, et tous les navires étaient pavoises aux couleurs de leur nation.

— Ce soir, au coucher du soleil, tous ces pavillons seront amenés en même temps, dit Jacques; on dirait un vaste champ de fleurs aux tiges gigantesques moissonnées subitement par une main invisible; c’est assez curieux, je vous montrerai cela.

En ce moment, le sculpteur aperçut à une trentaine de pas devant