Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1072

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

génie que le résultat de longues et patientes études. Sa sonate en si bémol, ses idylles, ses barcarolles et ses caprices sont de petits tableaux poétiques que Chopin n’aurait point désavoués, et qui se recommandent par une qualité qu’on ne trouve pas toujours dans les chefs-d’œuvre du compositeur polonais : un rhythme franc et bien accusé. Il n’y a de comparable au succès qu’a obtenu M. Schulhof que celui de M. Servais, le plus grand violoncelliste peut-être qui ait jamais existé. Nous qui n’aimons pas à prodiguer les éloges qui dépassent la mesure de la vérité, nous ne pouvons rendre l’émotion produite en nous par M. Servais que par une seule expression : c’est un virtuose de génie. Il en a la grandeur, la fougue et l’émotion profonde. Quel coup d’archet ! comme il chante sur cet admirable instrument qui tressaille, rit et pleure sous sa main puissante ! A la bonne heure, voilà un artiste, un artiste presque aussi merveilleux que Paganini, dont il imite la pantomime et dont il a l’humour, la fantaisie idéale et la passion. Il faut entendre jouer à M. Servais ses caprices sur l’air populaire : Maître Corbeau, pour avoir une idée de son talent de compositeur, qui est fort distingué, et de son exécution étonnante, où l’imagination s’ajoute au sentiment.

Un concert vocal et instrumental donné par Mme Abel, pianiste distinguée, qui a exécuté avec intelligence un concerto-quintette de Sébastien Bach d’une grande difficulté, une soirée musicale pleine d’intérêt où M. René Baillot, professeur au Conservatoire et fils de l’illustre violoniste qui a laissé une mémoire vénérée et une école qui est la première de l’Europe, a fait entendre plusieurs compositions posthumes de son père, méritent aussi qu’on en tienne compte. M. René Baillot, M. Sauzay, son beau-frère, et M. F. Delsarte, artiste et professeur de chant d’un mérite incontestable, forment une sorte de cénacle où règne un goût sévère, mais exclusif. Ce sont des jansénistes qui n’admettent guère qu’on puisse se sauver en musique que par la grâce de Gluck, de Mozart et de Beethoven. Voilà de bien grands saints en effet ; mais il y en a beaucoup d’autres qui ne sont pas moins glorieux, et que le bon Dieu, qui a au moins autant d’esprit que ces messieurs, admet volontiers dans son paradis. MM. Sauzay, René Baillot, Delsarte et leurs amis sont à la musique ce que M. Ingres et ses disciples sont à la peinture, des rigoristes qui forment une petite église au milieu de la grande communion des intelligences humaines qui chantent, peignent, écrivent sur un ton différent l’hymne de la vie. L’humanité est assez sotte pour préférer ce magnifique concert de voix diverses à n’importe quelle sérénade, fut-elle exécutée par l’ange Gabriel lui-même. Quoi qu’il en soit de ces petites églises, qui n’empêcheront jamais le monde de marcher, M. Delsarte a donné une matinée musicale du plus grand intérêt où il a chanté de ce style déclamatoire et profond qui le caractérise plusieurs vieilles chansons françaises, des airs de Lulli, de Rameau et de Gluck. Secondé par Mlle Favel, de l’Opéra-Comique, qui nous a révélé des qualités charmantes que nous étions loin de lui supposer, M. Delsarte a captivé pendant trois heures l’auditoire choisi qui était accouru à son appel. Il a promis de recommencer l’année prochaine et de donner une série de six séances où il fera entendre un choix des meilleurs morceaux de chant des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles qu’il publie sous ce titre. : Archives du Chant. Cette publication, précédée d’une introduction sur les