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de nos premiers parens. Si Eve n’avait pas découvert la pomme, on ne connaîtrait pas cette fade boisson.

Jacques finit par demander qu’on leur servît une bouteille de vin.

— Et nos projets d’économie ? dit Antoine.

— Bah ! répondit son compagnon. Ce n’est point de la prodigalité, c’est de la sagesse. Le bourgogne est un philosophe optimiste. Quand je regarde la vie au travers de ce vin-là, je la vois tout en rose.

Si modeste que fût cet extra, les deux jeunes gens lui firent fête comme à un ami conteur de bonnes nouvelles dont la visite est trop rare, et qu’on retient le plus longtemps possible à la maison quand sa bonne humeur vient par hasard en chasser l’ennui. La bouteille fut vidée lentement, à petits verres et à petits coups. Les convives burent réciproquement à leur prospérité future. — Notre avenir est peut-être encore loin, dit Jacques; mais nous avons de bonnes jambes.

Les absens ne furent pas oubliés. Antoine porta aussi un toast à sa grand’mère, et raconta longuement à son ami le dévouement de cette femme forte et courageuse. Lorsque Antoine entamait le chapitre de sa grand’mère, on ne l’arrêtait pas facilement. Ce n’était point un vulgaire sentiment de reconnaissance qui le faisait parler, mais un besoin de faire partager à ceux qui l’écoutaient l’idolâtrie qu’elle lui inspirait.

— Eh ! dit Jacques, vous avez oublié de boire à la dame de vos pensées; vous n’avez pas la mémoire longue.

Antoine parut embarrassé et balbutia quelques mots qui n’étaient pas une réponse. Son compagnon s’amusa un moment de cet embarras. Il désigna clairement Hélène, et fit allusion à l’espèce d’intimité muette qui s’était établie entre Antoine et la jeune fille pendant la dernière heure du voyage. Antoine, voyant qu’il avait été remarqué, se décida à avouer que certains détails de l’existence de Mme Bridoux révélés par son père avaient un moment excité son intérêt pour cette jeune fille. — Mais tout finit là, dit-il.

Jacques hocha la tête en souriant. — Qui sait ? fit-il; tout y commence peut-être.

— Raisonnablement, reprit Antoine, puis-je éprouver plus que je ne vous dis pour une personne que j’ai connue deux jours, avec qui j’ai à peine échangé trente paroles insignifiantes, et que je ne dois plus revoir sans doute ?

— Je plaisante, fit Jacques, et vous me répondez sérieusement. Serait-ce donc plus grave que vous ne le pensez ?

— Mais vous semblez dire que je songeais à cette jeune personne comme si j’étais amoureux d’elle, répliqua Antoine. Je vous demande si cela est raisonnable !