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l’homme du cœur et de la pensée du roi… Il ne m’avait pas fallu une grande pénétration pour voir qu’outre un juste désir d’être indépendant de toute influence étrangère, il nourrissait dans l’âme une profonde aversion pour l’Autriche, et il était plein d’illusions sur la possibilité de soustraire l’Italie à sa domination. Pas une fois il ne prononça le mot de chasser les barbares, mais chacune de ses paroles trahissait son secret… » Voilà le mot de cette situation.

C’est alors, — vers 1835, — que Charles-Albert se sent plus libre dans ses mouvemens, et alors commençait aussi en réalité ce règne où tout se mêle, dont les serviteurs ne connaissaient point à coup sûr tous les replis, et qui garde la plus originale empreinte personnelle. Au milieu des complications dans lesquelles il vivait, je voudrais peindre cet homme, curieux par ses œuvres, plus curieux encore par lui-même, indécis et obstiné, inquiet de toute domination et très expert dans l’art de temporiser quand il le fallait. S’il trouvait une résistance ouverte dans ses projets, il était rare qu’il la brusquât, et il était rare aussi qu’après avoir longtemps agité une pensée dans son esprit, il n’y revint pas jusqu’à ce qu’elle eût prévalu. Il n’était pas faux, comme on l’a dit ; seulement il le paraissait, justement parce qu’il avait l’air de céder, et qu’il poursuivait inébranlablement ses desseins. Roi dans une petite cour pleine d’anciennes traditions, Charles-Albert aimait l’étiquette, et il en résultait même des incidens qui n’étaient pas toujours sérieux : témoin la grande affaire des barbes de Mme d’Obrescof, femme du ministre de Russie. Mme d’Obrescof avait paru à la cour de Turin avec des dentelles blanches qui avaient l’avantage de rehausser sa beauté peut-être, mais qui avaient le tort d’usurper une couleur spécialement réservée pour la reine et les princesses. Le lendemain, sur l’ordre du roi, le maître des cérémonies rappelait au corps diplomatique les lois souveraines de l’étiquette. De là émotion dans la diplomatie, notes échangées, courriers expédiés sur toutes les routes de l’Europe, — une tempête enfin heureusement apaisée sans autre catastrophe ! Comme homme au contraire, Charles-Albert poussait à l’extrême la simplicité et l’austérité de sa vie. Ses habitudes étaient celles d’un anachorète ; il couchait sur la dure, dormait peu, prenait une nourriture frugale, du riz, des racines, quelques poissons, ne touchant à rien dans les banquets de cour. À mesure que le feu de la jeunesse s’éteignait, la pensée religieuse devenait de plus en plus l’aliment de son âme. Sa religion, sincère et pratique d’ailleurs, était une sorte d’ascétisme ardent et profond. Par ces dispositions religieuses, on croyait le tenir souvent et l’enchaîner à un système ; on ne le tenait pas du tout, et lui-même il se disait un jour « entre le poignard des carbonari et le chocolat des jésuites, » ne voulant ni de l’un ni de l’autre.