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demandée. — Mais cela n’intéresse pas ces messieurs, hasarda Hélène, qui avait remarqué un peu d’impatience dans la physionomie de Jacques.

— Je fais mon devoir, répondit gravement son père. Si je ne connaissais pas ces messieurs, je ne me serais pas permis de les arrêter; mais j’ai déjà eu l’honneur de les rencontrer. Je leur fais part de mon mécontentement; c’est tout naturel. Pas d’ordre dans le service, pas de célérité, et des subalternes impertinens, continua M. Bridoux en désignant la guinguette; il n’en faut pas plus pour perdre une bonne maison. Ces messieurs feront ce qu’il leur plaira; mais si j’avais été prévenu comme je les préviens, je serais allé dans un autre établissement... Et sans compter que les prix de consommation sont fort élevés, reprit le père d’Hélène avec une verve de rancune croissante. Vous me direz que le poisson est frais ? Sans doute, cela n’est pas surprenant. Ce qui m’étonne, c’est qu’il est plus cher qu’à Paris, et pourtant il y a les frais de transport,... et tant d’autres... Vous conviendrez, messieurs, que ce menu-là est un peu salé, fit M. Bridoux en riant. — Et il montra à ses auditeurs la carte qu’il venait d’acquitter, et dont il souligna le total avec un coup d’ongle.

Antoine et Jacques étaient fort embarrassés de leur contenance. Hélène, rouge de confusion , faisait des raies dans le sable avec le bout de son ombrelle pour se donner un maintien. Un petit incident vint encore augmenter cet embarras : M. Bridoux, en jetant un coup d’œil sur la carte, y découvrit une erreur à son préjudice, et, si légère qu’elle fût, il voulut aller faire sa réclamation. — C’est si peu de chose, balbutia Hélène en voulant le retenir.

— Chacun le sien, répondit son père. Et il ajouta en baissant la voix : — Tu sais que tout compte pour nous. — Hélène craignit que cet aveu n’eût été entendu par les deux artistes, et sa rougeur devint tellement sensible, que son père s’en aperçut. Il allait peut-être renoncer à son dessein, lorsque le garçon dont il avait à se plaindre passa auprès de lui en faisant son service, et M. Bridoux crut remarquer qu’il le regardait avec un certain air goguenard. Cette fois il n’y tint plus. Il quitta le bras d’Hélène en s’écriant : — Ah ! c’est trop fort ! Ne pas me rendre mon compte, et me rire au nez par-dessus le marché ! Attends un peu, je vais remuer ce monde-là et leur montrer à qui ils ont affaire.

Avant que sa fille eût pu le retenir, il lui avait échappé, il était rentré dans le jardin et prenait au collet le garçon dont il croyait avoir à se plaindre. Une explication assez animée parut avoir lieu entre les deux hommes. Hélène donnait des signes d’inquiétude. — Mon père est si vif, dit-elle en regardant les deux jeunes gens, qui étaient restés auprès d’elle Jacques fit un signe à Antoine et