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Bridoux, votre demoiselle travaille trop; il faut qu’elle se promène, qu’elle prenne des distractions; elle se tuera, vous verrez. — Ah ! Dieu me préserve de le voir; ce serait à se jeter là-dedans, dit-il en montrant la mer. Heureusement que ses couleurs commencent à reparaître. Depuis quelque temps, je lui fais boire du vin. Ah ! il faudrait qu’elle pût rester un mois à la campagne; mais le bon air est comme tout ce qui est bon, ça coûte cher. Enfin!...

Dans ce dernier mot et par l’accent que lui donnaient sa voix, son geste et son regard, M. Bridoux révélait toute la résignation active des jours passés unie aux premières espérances d’un avenir meilleur et laborieusement conquis.


V. — LES AVEUX.

Cependant on commençait à approcher de l’endroit qui était le but de la promenade. Les phares de la Hève, allumés depuis quelques instans, confondaient les rayonnemens de leurs foyers lumineux avec les derniers embrasemens du couchant, qui reflétaient un splendide incendie dans les flots agités. Cette magnificence nouvelle, ajoutée à l’aspect de l’Océan, dont l’immensité se révèle bien plus étendue des hauteurs de La Hève que de la jetée du Havre, attirait l’attention des promeneurs. Familiarisé depuis longtemps avec les spectacles variés de la mer, Jacques était le seul qui parût inattentif. M. Bridoux lui-même resta un moment silencieux; il se sentait pénétré à son insu par les influences de l’heure et du lieu. — Il me semble que je reçois un coup de poing là, dit-il à Jacques en montrant sa poitrine. Cette figure, quoique vulgaire, exprimait assez justement l’effet moral produit par une forte commotion, surtout quand elle est le résultat d’un premier contact avec les grands phénomènes de la création. Comme le caillou qui contient une étincelle, les organisations les moins sensibles, les esprits pétrifiés, renferment également, sous leur triple couche d’une matière épaisse, une parcelle d’enthousiasme, qui pour se dégager n’a besoin que d’un choc violent et inattendu. Pendant cette minute, unique dans sa vie, le rustre qui marche tous les jours sans pitié sur la fleur dont le parfum l’enivre se mettra peut-être à genoux pour la cueillir, car pendant cette minute son âme aura tressailli en lui comme un oiseau qui sent ses ailes et tend à s’élever; la brute sera devenue homme, l’homme aura été presque poète.

M. Bridoux, à qui la parole était aussi nécessaire pour vivre que la respiration, rompit brusquement le silence pour renouer un de ces récits sans suite qui lui étaient familiers, et dont nous ne voulons pas fatiguer le lecteur. A la vivacité de ses paroles, on eût dit