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qu’il avait hâte de sortir d’un état qui l’inquiétait, parce qu’il ne lui semblait pas naturel. Ces réactions sont communes. L’enthousiasme, comme tout autre sentiment qui élève l’homme au-dessus du niveau ordinaire de ses idées, équivaut à un déplacement d’atmosphère. Ainsi le voyageur parvenu sur la haute montagne qui baigne son sommet dans l’éther pur éprouve d’abord une ivresse qui se termine par une suffocation; de même pour certains êtres dont l’intelligence est peu habituée aux ascensions, il existe dans le monde des impressions morales, des cimes trop élevées, où leur esprit éprouve un malaise qu’on pourrait appeler la nostalgie du terre-à-terre.

Après avoir flâné un moment, M. Bridoux redescendait lourdement dans ces détails d’intimité domestique qui faisaient le fond de son discours. Antoine marchait auprès de lui de ce pas lent qui est l’allure de la rêverie. Jacques jetait méthodiquement des bouffées de tabac à la brise marine et répondait par de rares monosyllabes aux prolixes improvisations de son compagnon, qui se contentait de cette apparence d’attention, Hélène, qui allait toujours en avant, était souvent troublée dans sa contemplation par la voix criarde de son père, à laquelle le murmure des flots qui battaient le pied de la falaise servait comme de basse continue. La jeune fille ajouta, encore quelques pas à la distance qui la séparait déjà des trois hommes : elle voulait se mettre entièrement hors de portée du bavardage paternel, qui l’irritait plus que de coutume. En faisant cette réflexion, la jeune fille ne put s’empêcher d’y joindre cette remarque, que depuis sa rencontre avec les deux jeunes gens que le hasard du voyage s’obstinait à lui donner pour compagnons, elle était beaucoup moins indulgente pour les défauts paternels. Elle se demandait si ces dispositions hostiles n’étaient point de l’ingratitude, surtout dans un temps employé par son père à lui procurer un plaisir acheté au prix de sacrifices auxquels il aurait à prendre une grande part. Ce plaisir si longtemps souhaité, si souvent atermoyé, maintenant qu’elle en avait la jouissance, elle en comparait les effets aux promesses que lui avait faites son imagination, et elle trouvait à la fois dans la réalité quelque chose de plus et quelque chose de moins que dans le rêve.

En partant pour ce voyage, Hélène avait espéré renouveler en grand une de ces promenades du jeudi comme elle en faisait étant pensionnaire, trêve d’insouciance que l’étude accorde comme une récompense innocente et salutaire aux travaux accomplis, encouragement donné au travail prochain. Dégagée de toute préoccupation qui eût pu jeter de l’ombre sur son plaisir, chaussant pour la dernière fois le soulier des promenades buissonnières, elle comptait courir d’un pied libre et léger à ce dernier rendez-vous donné.