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voit devant elle le trône du monde et se promet d’y monter ; mais ce n’est pas ainsi que leur temps et leur œuvre apparaissaient à ces esprits humbles et fiers, pleins de mélancolie et d’espérance, qui devaient tant faire pour ce monde en pensant à l’autre, et changer le royaume de la terre en cherchant le royaume des cieux. La place manquerait ici pour esquisser la vie de ces premiers réformateurs. Quelques années de celle de Luther, résumées en quelques pages d’après la partie publiée de l’ouvrage de M. Merle d’Aubigné, suffiront pour justifier cette vue générale de la réformation du XVIe siècle.

La vie de Luther est avant tout une vie spirituelle et religieuse. C’est dans l’intérieur de son âme que s’accomplissent peu à peu des révolutions qui provoquent ensuite dans la société des révolutions correspondantes. Ce n’est nullement l’observation raisonnée des circonstances contemporaines, ce n’est point la connaissance des dispositions des gouvernemens et des peuples, ni le dessein prémédité de changer la face du monde qui ont fait de lui le grand agitateur que l’esprit se représente dès que son nom est prononcé. S’il eut l’audace, l’orgueil, l’ambition du révolutionnaire, ce fut bien à son insu. Il crut et voulut être toute sa vie un docteur, un prédicateur, un chrétien ; mais sa foi entraîna ses œuvres après elle, et elle suffit pour lui donner la puissance de tout ébranler autour de lui.

« Il est vrai, dit Bossuet, qu’il eut de la force dans le génie, de la véhémence dans ses discours, une éloquence vive et impétueuse qui entraînait les peuples et les ravissait, une hardiesse extraordinaire quand il se vit soutenu et applaudi, avec une autorité qui faisait trembler devant lui ses disciples, de sorte qu’ils n’osaient le contredire ni dans les grandes choses ni dans les petites. » - Ce portrait est beau ; il est digne de Bossuet. Il est digne de cette élévation d’esprit qui lui tenait lieu d’impartialité. Sensible à la grandeur partout où il l’aperçoit, il se serait, à la vue de Luther, reproché la bienveillance, il se refusait peut-être à la justice ; il ne savait pas se défendre de l’admiration.

Mais ce portrait n’est pas complet. Luther est un véritable Allemand. Ce qui domine dans son esprit, c’est la méditation et l’imagination. Ses idées s’élèvent jusqu’à la sublimité, son langage descend souvent de la bonhomie à la grossièreté, de la verve à la violence. Il est rêveur et même un peu mystique, capable de réaliser sous forme d’apparition les fantômes de son esprit. En même temps il prend avec vivacité aux choses réelles de la vie. Ses sensations sont franches et fortes, et comme son goût n’est pas délicat, il ne choisit pas mieux ses plaisirs que ses expressions. C’est une nature puissante qui respecte en général les devoirs, rarement les convenances, et sa conduite a plus de dignité que ses propos ; sa condition