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poursuivie. Pourtant cette trêve d’insouciance qu’elle s’était accordée, elle était violée, et par elle-même. Elle n’avait pas le libre arbitre de sa pensée ; elle se sentait distraite des distractions dont ce voyage était le but. Sans pouvoir définir son trouble, elle éprouvait un malaise d’autant plus singulier, qu’il avait des intermittences de charme, et ces sensations nouvelles n’avaient pas seulement pour origine la nouveauté des lieux qu’elle traversait, la diversité et la grandeur des spectacles qu’ils offraient à ses yeux ! Ainsi, dans ce moment même, cette mer, vaste et visible image de l’immensité, n’était pas la cause unique de l’émotion dont elle était agitée, et quelque effort qu’elle fît pour se maintenir dans un courant d’impressions plus calmes, elle se sentait attirée ailleurs. Comme ce vaisseau errant d’une légende dont toutes les ferrures se détachaient, attirées par une montagne d’aimant, toutes les pensées de son esprit retournaient vers des souvenirs dont l’attraction était d’autant plus puissante qu’ils étaient plus rapprochés, qu’elle en était à peine éloignée de quelques heures, que quelques pas seulement la séparaient de celui dont l’image se mêlait à ces souvenirs. Un à un et lentement elle repassait les épisodes de ce voyage, pendant lequel ils avaient eu occasion de se trouver réunis dans une apparence d’intimité ; elle répétait intérieurement toutes les paroles dont ils avaient été le prétexte, et qu’elle avait échangées avec le voyageur de l’album. Dans ces propos, rien de leur bouche n’était sorti qui dépassât les limites de la conversation qu’on peut avoir avec un étranger, et cependant elle avait encore présent à la mémoire tout ce qu’il lui avait dit. Pourquoi cette fidélité de souvenir accordée à des paroles insignifiantes ? Et c’était moins la conversation parlée qui l’inquiétait que la causerie muette, car il lui semblait que c’était particulièrement dans les momens où ils s’étaient tus que l’échange de leurs pensées avait été plus intime. Après leur séparation sur le quai du Havre, Hélène avait bien cru voir comme une expression de regret dans la physionomie d’Antoine. C’était un adieu que lui adressait son regard. Elle-même s’était sentie si troublée à ce moment, qu’elle ne pouvait pas savoir précisément quelle avait été son attitude. N’avait-elle point trop laissé voir son trouble ? Si ce jeune homme s’en était aperçu, quelle étrange interprétation aurait-il pu lui donner ? Elle regrettait de n’avoir pas su prendre des façons plus dégagées qui eussent pu servir de masque à son agitation, qui ne lui était point familière, dont elle s’était étonnée, dont elle s’étonnait encore, dont elle voulait à la fois fuir et rechercher la cause.

Mais pourquoi cette dissimulation ? Le mensonge du visage n’était pas plus dans ses habitudes que celui du langage. Et quelle nécessité de mentir ? qu’avait-elle à cacher ? Lentement, peu à peu, avec