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leur consommation d’hiver. En prolongement de la tourbière, on embrasse à peu près d’un seul coup d’œil tout le territoire de la commune, encadré en amont par une des plus splendides forêts des sapins que possède la France. Ce sol, marneux et blanchâtre, serait susceptible d’une fertilité moyenne. Par malheur, le manque d’eau courante, qui y oblige les habitans à se contenter d’eau de citerne, y rend impossibles les irrigations, et le voisinage des forêts y détourne depuis longtemps les populations d’une culture opiniâtre et régulière par l’appât de petits gains en numéraire à peu près journaliers.

Ce dernier inconvénient, du reste, n’est point spécial à la commune de Villeneuve. Toutes les communes voisines des forêts en sont également atteintes ; nulle part seulement il n’entraîne des conséquences aussi funestes qu’ici, parce qu’aucune commune des environs n’a été aussi radicalement dépouillée par l’état de ses avantages forestiers à la fin de l’autre siècle. Plusieurs communes voisines sont si riches en forêts, qu’elles ne savent réellement qu’en faire, et se laissent entraîner à bâtir des églises absurdes de luxe et de mauvais goût, par la simple raison que le régime de minorité perpétuelle qui pèse sur les communes en France ne leur permet pas d’emploi plus fructueux de leurs fonds. Indépendamment de ces avantages généraux qu’on pourrait souvent mieux utiliser, les habitans de ces communes ont dans leurs droits d’affouage et dans leurs droits de rémanens[1] une source d’avantages personnels qui leur constitue parfois une rente assurée de plus de cent francs par famille. Quiconque sait, par expérience ou par observation, combien d’efforts représente la production d’une pareille somme en agriculture pourra se faire une idée de l’importance d’un avantage communal de cette étendue. De tout cela, les habitans de Villeneuve sont complètement privés, ou bien peu s’en faut. Leurs voisins viennent exercer leurs droits de rémanens jusqu’à leurs portes, sans qu’ils aient mot à dire, et leurs droits d’affouage sont souvent si onéreux, qu’ils y renoncent complètement.

Le voisinage des grandes forêts présente avec le voisinage de la mer plus d’une analogie. Comme la mer, les forêts ont leurs golfes, leurs caps, leurs îlots, leurs proies faciles, leurs richesses toujours renaissantes, leur roulis, leurs orages, leurs dangers, leurs mugissemens sans fin et leurs immenses solitudes. Aux époques primitives, le droit de pèche et le droit de cueillette ne font qu’un seul et même paragraphe au code de la loi de nature ; aussi le même attrait mystérieux qui emporte l’habitant des côtes à travers les vagues emporte-t-il ici le paysan, la hache à la main, au milieu des bois. Les habitans du voisinage des forêts ne sont guère meilleurs cultivateurs que les habitans des côtes. Ici toutefois s’arrête l’analogie. Il nous a été donné de voir de près les pêcheurs de Normandie. Ces gens nous ont semblé forts comme des chênes, graves comme des statues et doux comme des agneaux. La contemplation de la mer a quelque chose de saisissant. Dans le regard d’un pêcheur fixé sur l’océan, il y a quelque chose de vraiment étrange. Est-ce de l’amour ? est-ce du défi ? est-ce de la convoitise ? est-ce de la terreur ? Nous ne savons. Peut-être y a-t-il de tout cela ensemble. En tout cas, les pêcheurs

  1. On appelle rémanens les abattis de l’ébranchage dans les forêts sur lesquels certaines communes ont conservé en partie leurs anciens droits.