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de Normandie nous ont semblé bons et doux. Entre les bûcherons du Jura et les pêcheurs normands, il y a une différence de caractère qui s’explique par la différence des industries. La pêche en Normandie vit d’efforts collectifs ; le bûcheronnage au contraire s’exerce dans la solitude. Quand il fait beau, la pêche est une affaire de patience, d’adresse et de contemplation. Les tempêtes et les coups de mer sont des accidens qui ne font point partie de la pêche en elle-même. Le bûcheronnage est, par tous les temps, une lutte à main armée contre cette partie du domaine de la nature qui ressort de son exploitation. Le pêcheur vit entre le ciel et l’eau ; il a continuellement devant lui des horizons immenses. Le bûcheron vit au milieu de fourrés sans perspective, quelquefois même presque sans lumière. Les pêcheurs rentrent le soir tous ensemble comme ils sont partis le matin, avant même le coucher du soleil ; leurs femmes et leurs enfans les attendent sur la grève. Le bûcheron, lui au contraire, ne quitte sa tâche qu’à la nuit noire. Il semble se glisser alors le long des haies comme un être fantastique. Le passant attardé, en voyant se dessiner sur le fond du ciel gris la silhouette de cet homme avec sa hache sur l’épaule, ne sait s’il osera l’aborder, ou s’il doit attendre qu’il ait disparu pour continuer sa route.

On peut se demander maintenant pourquoi le travail de la terre n’est pas préféré par tous les paysans du Jura au travail dans les bois ? Nous en avons donné tout à l’heure la cause affirmative, — le salaire à courte échéance, bien différent de celui de la culture, qui se fait d’ordinaire attendre une année, — indépendamment de l’attrait qu’une certaine vie sauvage peut avoir pour certaines natures. Les contrebandiers et les braconniers sont aussi dans ce dernier cas. Il y a d’autres causes encore : on ne peut aimer la terre qu’à la condition d’en avoir assez pour y implanter largement ses vanités et ses affections. Il faut avoir ici bas non-seulement son pain du jour assuré, mais aussi la certitude de celui du lendemain, et ce n’est certes point là le cas du plus grand nombre. Au lieu d’aimer ainsi la brebis pour elle-même, combien de malheureux sont obligés au contraire de la tondre si près et si souvent, qu’elle ne va pas loin sans y laisser toute sa peau ! Quand la pauvre bête est épuisée, il faut bien chercher fortune ailleurs. Telle est, à ce qu’il nous semble, l’histoire de la plupart des gens qui se livrent, soit par le bûcheronnage, soit parle voiturage, à l’exploitation de nos forêts.

Comment s’étonner d’ailleurs de l’avarice et de la rudesse de mœurs des paysans de nos contrées, quand on réfléchit à la dureté impitoyable de la terre dans nos montagnes, qui, elle non plus, ne leur donne, certes rien pour rien ? Les élémens du travail de l’homme ont une influence forcée sur son caractère. Les sculpteurs tiennent tous plus ou moins, dit-on, du marbre ou de l’airain qu’ils façonnent. On comprend aisément qu’un tailleur de pierre n’ait pas tout à fait l’humeur d’un maître de danse. Pourquoi nos paysans ne se ressentiraient-ils pas de même de la dureté et de l’avarice des champs qu’ils cultivent ?


II

Du haut du Châlème, la route blanche se déroule à peu près en ligne droite à travers la plaine comme impatiente de s’engager dans la forêt. Quelques