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III

Pendant que Manuel est ainsi dans les bois, que fait la Jeanne-Antoine ? La pauvre femme, hélas ! mène une vie à peu près pareille à celle que mènerait une poule à qui l’on n’aurait donné qu’un œuf à couver, et qui, au lieu du poussin qu’elle attendait, en aurait vu sortir un canard. Elle a beau glousser de tout son bec et gratter de toutes ses pattes sur le bord de la rivière, l’ingrat n’en suit pas moins en toute tranquillité d’âme ses instincts de nageur. La Jeanne-Antoine eût été la plus heureuse des femmes toute sa vie durant, si en se mariant elle avait eu la chance de rencontrer dans son mari un homme tant soit peu doué de ses goûts casaniers et travailleurs.

Ce qu’elle aimait, la Jeanne-Antoine, ce n’étaient point les forêts et les sapins, c’étaient ses champs, sa vache et son petit ménage. Les prodiges de fermeté et de résistance qu’elle avait été obligée de faire contre son mari pour le préserver d’une ruine complète pendant sa vie étaient incalculables. Bien longtemps elle avait essayé de le ramener au travail régulier de la culture en lui démontrant clair comme le jour que toutes ses prétentions de profil par le voiturage n’étaient que ces chimères, et que tout ce qui venait ainsi de le flûte s’en retournait au tambour ;… elle n’avait abouti qu’à se faire traiter de vieille radoteuse. Sitôt qu’il lui fut démontré, que tout ce qu’elle pourrait dire ne servirait à rien, elle renonça à cette guerre d’offensive et ne s’appliqua plus qu’à réparer dans la mesure de ses forces les maux qu’elle ne pouvait prévenir. Qui sondera jamais quel abîme de douleurs secrètes une créature simple et résignée comme la Jeanne-Antoine renferme bien souvent dans son âme ? Si tous les ans la récolte d’un seul de ses champs fournissait à la famille de la graine pour au moins six mois, c’est à elle seule qu’on en était redevable. Elle seule songeait à ensemencer tous les ans une petite chenevière, afin d’avoir du chanvre à teiller en automne et de l’œuvre à filer en hiver. Elle seule aussi, avec une vache unique, trouvait moyen d’avoir toujours une petite somme à toucher à la fruitière chaque fois que revenait la pesée du fromage.

Manuel, pas plus que son père, ne se sentait fait pour la vie paisible que rêvait la Jeanne-Antoine ; seulement ses raisons à lui étaient un peu différentes. Le père n’avait guère vu dans le voiturage qu’un moyen d’avoir un peu d’argent frais au gousset, afin de remplacer par le dîner à sa guise de l’auberge la soupe à l’oseille et la tranche de vieux cérat grillé qu’aurait prétendu lui servir sa femme. Chez Manuel au contraire, c’était l’exiguïté de ce pauvre, intérieur qui lui faisait chercher autre part un champ d’occupation plus en rapport avec ses forces. Il négligeait le soin de ses petits avoirs, parce qu’il lui semblait toujours que sitôt qu’il voudrait s’y mettre, il n’en aurait là que pour une bouchée, et parce que cela ne lui progerait (ferait effet) pas plus, disait-il, qu’une fraise dans la gueule d’un loup. Ajoutons aussi que la parcimonie sévère et forcée de la Jeanne-Antoine n’était guère faite non plus pour lui concilier à tous les instans les sympathies exclusives d’un pareil garçon dans tout le bouillonnement de la jeunesse. Manuel sans doute aimait sa mère, et le lui prouvait quelquefois à sa manière, mais il lui était devenu évident aussi qu’en cela seul ne pouvait se