Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

III. – AMOROSO.


I

Le Cheval-Blanc est une petite auberge du faubourg de Salins, où dînent presque journellement les voituriers de marine. L’enseigne, formée de deux planches, saillit angulairement sur la rue, en invitant de son mieux les passans d’amont et d’aval à vouloir bien se donner la peine d’entrer. Cette enseigne est surmontée d’un petit cheval blanc, qui a l’air de très bien se porter, et qui, depuis un temps immémorial, s’élance dans les airs sans jamais bouger de place, ce qui est fort heureux pour lui, car il est évident qu’il n’irait pas loin sans se casser horriblement le nez. La salle à manger du Cheval-Blanc est une petite pièce au niveau de la rue. Elle est éclairée par une porte vitrée qui peut à l’occasion s’ouvrir à deux battans. C’est immédiatement au-dessus de cette porte que sont placés l’enseigne angulaire et le petit cheval blanc. L’intérieur de la pièce a pour tout ameublement des chaises et des tables. Les murs sont tapissés de papier considérablement défraîchi, sur lequel dansent une multitude de bayadères qui partent toutes en lignes obliques du plafond pour descendre jusqu’au niveau des labiés. Là commence une planchette circulaire que l’on semble avoir chargée dans le principe de la préservation du papier, mais qui n’a rien préservé du tout, car à plusieurs endroits on aperçoit le mur à nu. Huit lithographies coloriées pendent aux murs de droite et de gauche en se faisant vis-à-vis. D’un côté, c’est le Printemps, l’Été, l’Automne et l’Hiver, représentés par quatre donzelles hautes en couleur. Le Printemps a des joues comme des pommes d’api ; l’Été fait jouer son éventail avec un laisser-aller qui touche à l’effronterie ; l’Automne croque un raisin de l’air que devait avoir Eve en mangeant sa pomme, et l’Hiver enfin a l’air d’avoir horriblement froid malgré le superbe boa qui lui sert de collier. De l’autre côté viennent du même front la Belle Française, la Belle Anglaise, la Belle Allemande et la Belle Portugaise. Le fond de la pièce est occupé par un grand vitrage qui la sépare de la cuisine, de telle sorte que tout en veillant à ses réchauds, l’hôtesse peut toujours avoir les yeux sur ce qui se passe dans la première pièce.

Aujourd’hui toutes les tables de la salle à manger sont garnies. Pendant que la Jeanne-Antoine est en visite au Matachin, les voituriers de Villeneuve occupent ici en commun la grande table de droite, leur grand chapeau de feutre gris sur l’oreille, la corde du fouet passée en cravate autour du cou, avec le manche ramené entre les cuisses, et la roulière bleue d’ordonnance. Manuel est à un bout de la table. Il a l’air plus triste et plus bourru que jamais. Il ne répond que par monosyllabes aux questions qu’on lui adresse, il semble avoir ses pensées ailleurs.

À l’autre bout de la table est assis Coulas Bousson. C’est un petit trapu, à larges épaules, qui parait très sûr de lui-même et qui tortille de temps en temps sa moustache d’un air de satisfaction. Tous les convives ont les deux coudes bien appuyés sur la table et font le gros dos en se repliant sur leur assiette d’une certaine façon, qui n’appartient qu’à eux. La table est déjà encombrée de bouteilles qui doivent être vides, si l’on eu juge à l’animation