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quand il se croirait à peu près sûr de réussir, car il était trop fier pour supplier, trop gauche pour faire la cour autrement qu’en tordant le coin du tablier, et il ne voulait pas traiter la Fifine comme une fille de village, pas plus que s’exposer lui-même à un refus.

Et d’ailleurs la Fifine une fois à lui, ce serait beaucoup sans doute, mais enfin ce ne serait pas tout. Que deviendraient alors la Jeanne-Antoine et les champs de Villeneuve ? D’un autre côté, la Fifine ne peut réellement pas aller à Villeneuve, parce qu’alors il lui faudrait renoncer à un gagne-pain qui n’est jamais de trop dans un ménage. D’ailleurs elle ne pourrait pas s’y voir, même en peinture, à Villeneuve, c’est très probable. On voit donc bien que les choses ne sont cependant pas encore aussi simples qu’elles le semblent au premier abord, et que Manuel a bien matière à réfléchir.

Le jour de sa visite au Matachin, la Jeanne-Antoine, après avoir inutilement cherché Manuel au Cheval-Blanc et au Café du Nord, avait pris le parti d’aller l’attendre auprès de ses boeufs, sur le chantier du Plan des Carmes [1]. Dès que Dsaillet vit arriver la Jeanne-Antoine, il se mit à mugir à demi-voix en signe de satisfaction.

Le pauvre bœuf s’est opiniâtré à rester sur ses jambes, tandis que son confrère a jugé bon de se coucher, il est obligé de tordre la tête au gré de la rigidité du joug, ce qui donne encore à sa physionomie quelque chose de plus touchant qu’à l’ordinaire. La Jeanne-Antoine fait relever le paresseux, puis elle ramasse les débris de foin qui sont tombés sous la voiture, pour en faire une dernière bouchée à ses bêtes, après quoi elle s’assied sur le haut de la limonière et se met à regarder autour d’elle d’un air pensif.

Devant elle se dressent dans le ciel bleu les grandes murailles jaunes du fort Belin, qu’à cette heure du jour le soleil enveloppe encore de toutes parts ; un peu plus bas viennent les vignes de Pré-Moureau, qui commencent à verdoyer : puis ce sont les jardins du faubourg, dont les arbres en fleurs laissent emporter par la brise leurs exhalaisons suaves et leurs doux chants d’oiseaux. Les pelouses du chantier sont partout étoilées de petites marguerites et de pissenlits. De l’autre côté de la route, tout un essaim d’enfans s’ébat au soleil et savoure avec ivresse les délices du printemps. Devant les maisons, les vieilles femmes causent en tricotant leurs bas ; les matelassières cardent leur crin, ou encadrent leurs étoffes pour monter une couverture piquée. L’enfance, la vieillesse, le travail, les fleurs, les prairies et les oiseaux, tout semble aujourd’hui d’accord pour profiter de ce beau jour.

La Jeanne-Antoine se sent remuée jusqu’au fond de l’âme. Elle repasse dans sa tête cet examen rétrospectif de sa vie qu’elle a fait chez Josillon sans s’y attendre, et voilà que tout à coup, elle d’ordinaire si calme et si résignée, elle se prend à envier le bonheur des gens de Salins. Quatre heures se mettent

  1. Le Plan des Carmes est une prairie à la sortie du faubourg, que la ville de Salins amodie aux marchands de bois, et qui sert d’entrepôt aux sapins des montagnes jusqu’à ce que les voituriers du pays bas, c’est-à-dire de Chamblay et des villages voisins, viennent les chercher pour en faire des radeaux sur la Loue, qui les transmet au Doubs a Parcey près de Dôle ; le Doubs les reporte à la Saône, qui les descend à Lyon, d’où le Rhône les emporte d’une seule traite jusqu’à Beaucaire, Marseille et autres grands centres commerciaux du midi.