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quelquefois un petit cercle, et alors Josillon n’est certes pas le moins dégourdi de la bande. C’est qu’il n’est pas, lui, de ces vieillards atrabilaires qui semblent faire les jeunes gens responsables de leurs cheveux blancs et de leurs catarrhes. Il sait que le seul moyen pour se faire aimer, c’est d’être toujours aimable. C’est là sa maxime à lui ; toute sa vie, il l’a mise en pratique et s’en est bien trouvé.

Clairet a écrit sa lettre le vendredi. C’est le dimanche suivant que Manuel doit descendre, probablement avec sa mère. Dès le bon matin, Josillon se lève et allume, le feu, pendant que la Fifine fait les lits et les chambres. Josillon pend une marmite d’eau sur le feu, et sitôt qu’elle est un peu chaude, il en puise dans une écuelle pour faire sa barbe devant le petit miroir suspendu au clou de la fenêtre. Quand son menton est bien ratissé, il n’a point à peigner sa tête, par la bonne raison que ses cheveux sont coupés tout ras. Pendant qu’il essuie et remballe son rasoir, la Fifine lui apprête sa bonne chemise de toile blanche, ses bas de coton bleus, sa cravate et un pantalon de drap bleu de roi. Une fois sa chemise propre enfilée et ses souliers sans clous noués, Josillon serre sur sa hanche la boucle de ceinture de son pantalon, et se dispose ainsi, en manches de chemise, à procéder à une opération qu’il se réserve tous les dimanches matins, et à laquelle il s’entend parfaitement : c’est la confection de son pot-au-feu.

Josillon dépend la marmite de la crémaillère, l’installe dans les cendres chaudes contre la platine, et la découvre ; puis il va chercher dans la crédence un joli morceau de bœuf bien rouge, qu’il glisse dans l’eau chaude avec une précaution d’artiste. À ce premier morceau de bœuf il ajoute un bon os que le boucher l’a obligé de prendre pour faire le poids. La braise couve doucement autour de la marmite ; Josillon prend une petite chaise et vient s’asseoir, l’écumoire à la main, aux aguets du mystère qui va s’accomplir. Comme la marmite se trouve perpendiculairement sous la cheminée et qu’on est au troisième étage, il en résulte que le jour descend d’en haut jusqu’au fond de l’eau qui se met à bouillir peu à peu. Bientôt la chaleur de cette eau, pénétrant la viande, en fait sortir bon gré mal gré les molécules viciées qui montent à la surface. Dès que la couche d’écume est assez épaisse, Josillon y promène légèrement son écumoire et rase le tout d’un seul mouvement, avec la grâce d’un barbier émérite. Au milieu de la large platine de fonte qui lui fait vis-à-vis, et qui date de 1740, s’il faut en croire le millésime qui s’y trouve, se dessine en relief un gros Amour tout nu forgeant un de ses traits sur une enclume. Cet Amour semble plus attentif à la besogne de Josillon qu’à la sienne propre, et lui sourit narquoisement à travers la forte couche de suie qui rhabille du haut en bas. L’écumage bien et dûment terminé, Josillon se relève, et va chercher sur la table les légumes apprêtés par la Fifine. Ces légumes consistent d’abord en quelques petits nœuds de choux précoces ; puis viennent des poireaux coupés en bâtonnets, deux raves coupées en quatre, et deux carottes rouges destinées à donner une belle couleur au bouillon. Josillon met le tout dans la marmite avec du sel, la recouvre, ranime un peu le feu par devant, et va reprendre sa toilette où il l’a laissée, car aujourd’hui il prétend, dit-il, se mettre sur son trente et un (se parer).