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— Mon Dieu ! mon Dieu ! sainte vierge Marie ! au secours ! Monsieur Manuel, donnez-moi vite la bouteille de vinaigre que voilà sur la crédence,… là,… près du saladier. C’est cela. Versez, vite là, dans cette assiette. Bon. Maintenant voici mon mouchoir. Là ! D’abord sur le front, sous le nez, sur les tempes. Pauvre mère, va ! pauvre, pauvre Jeanne-Antoine !

— Tiens, Fifine, dit Josillon, il me semble que je la vois revenir. Il faut la mettre sur mon lit.

— Non, non, pas sur le vôtre, sur le mien. Attendez, Je vais vite le découvrir, réplique la Filine d’un ton pudique.

— Ma pauvre mère ! Attendez, c’est moi qui vais la prendre. Jamais de la vie je ne l’ai pourtant vue comme ça !

— Posez-la là bien doucement, monsieur Manuel ! Un peu plus haut sur le coussin. Ses pauvres mains sont toutes froides. Mais c’est qu’aussi il faut la desserrer. Allez-vous-en donc ! C’est mon affaire.

La Fifine, redevenue tout à fait maîtresse d’elle-même, dénoue en toute hâte les cordons de la Jeanne-Antoine, qui bientôt se met à soupirer péniblement. La Fifine la débarrasse de tout ce qu’elle peut lui ôter sans la tourmenter, lui recouvre la poitrine avec le drap de lit, et s’incline sur elle comme une mère sur son enfant, aux aguets du moindre signe. Bientôt la Jeanne-Antoine tourne contre le jour ses grands yeux égarés et cherche à étendre les bras en s’écriant : — Manuel !

— Monsieur Manuel, monsieur Manuel, venez vite, la voilà qui vous appelle !

— Me voilà, mère, ma pauvre mère !

— Où suis-je ?… Qui est-ce… tout ce monde ?

— Vous êtes chez vous, Jeanne-Antoine, oui, chez vous pour toujours ! dans le lit de votre Fifînette qui veut bien vous aimer, bien vous soigner.

— Ah ! c’est donc vrai, mam’zelle Fifine ? Mais ces rideaux, cette chambre… Josillon,… Manuel !… Où suis-je donc, mon Dieu, mon Dieu ?

La Jeanne-Antoine se soulève péniblement sur un coude, regarde encore une fois autour d’elle avec égarement et se met enfin à tondre en larmes avec des soulèvemens de poitrine des plus violens.

Pendant que la Fifine s’ingénie à la consoler de son mieux, Josillon, qui a regardé jusque-là tout interdit, tire Manuel par le bras en lui faisant signe de le suivre. — Pour le coup, elle pleure, la voilà sauvée. Viens-t’en de l’autre côté, Manuel.

Ne trouvant rien de mieux à faire, Josillon et Manuel se remettent bravement à découper la poule.

— Eh bien ! voyons, toi, comment trouves-tu mes pommes de terre ?

— Quelles pommes de terre, Josillon ?

— Pardié donc, celles de ma lettre…

— Ah ! celles-là ! Tenez, Josillon, c’est-à-dire non, tenez père, je puis bien vous dire déjà père, n’est-ce pas ? Eh bien donc ! père, voyez-vous, voilà mes deux bras. Quand vous voudrez que je m’ouvre pour vous les deux veines, tenez, il ne faudra pas vous gêner ; vous n’aurez qu’à le dire… Allez, si je puis vous rendre un peu de bien pour tout ce que vous avez fait à ma vieille mère, n’ayez pas peur !