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venue, et dans l’attitude d’un homme qui regarde un objet lointain dont il cherche à préciser la forme, se faisant surprendre dans cette position, qui pouvait faire croire que le spectacle de la mer occupait seul sa pensée, émue comme les flots même de cette mer sombre et sonore. Lorsque ces allées et venues se furent renouvelées plusieurs fois, et qu’il se fut persuadé que son absence n’amènerait aucun commentaire, il prit l’avance de quelques pas, s’arrêta un instant, feignant de rattacher sa guêtre, et reprit sa marche en avant.

— Allons ! dit Jacques, qui avait le mot de toutes ces manœuvres, il a levé l’ancre.

— Qui ça ? interrompit M. Bridoux.

— Je dis, reprit Jacques en montrant un vaisseau profilant ses hauts mâts dans la dernière lumière du jour, je dis que voilà un navire qui lève l’ancre.

A la première parole qu’ils échangèrent quand ils se trouvèrent réunis, Antoine et Hélène, au son de leur voix, soupçonnèrent l’un et l’autre quel long dialogue ils venaient d’avoir chacun de leur côté avec eux-mêmes, et quelle en était la nature. leur conversation fut d’abord un duo d’insignifiances qu’ils ne prenaient point même la peine de déguiser; ils parlaient précisément pour n’avoir rien à dire, et les mots leur venaient aux lèvres avec d’autant plus de facilité, que l’idée en était absente. Ils faisaient du bruit autour de leur pensée, comme s’ils avaient craint de l’entendre; par un accord tacite, ils évitaient les temps de silence, comprenant réciproquement que ce silence pourrait être attribué à l’embarras, et fournir une occasion de rechercher les causes d’une gêne qui ne devait pas exister entre eux, puisqu’ils se connaissaient déjà assez pour paraître à leur aise en face l’un de l’autre. Ils marchèrent ainsi pendant quelque temps côte à côte, ralentissant leur pas de façon à maintenir entre eux et leurs compagnons une distance qui, malgré l’obscurité naissante, ne pût pas les mettre hors de vue, se maintenant à portée de la voix, et maintenant la leur à un diapason élevé, pour montrer à ceux qui les suivaient qu’ils n’avaient pas de motifs pour n’être point entendus. Aussi bien pour les autres que pour eux-mêmes, ils semblaient vouloir exclure toute idée d’un tête-à-tête, et pourtant Hélène se disait : Il est venu me trouver! Et Antoine pensait : Elle m’a attendu !

Malgré leur mutuelle retenue, il devait arriver un moment où ils se trouveraient attirés par l’irrésistible courant hors de ces termes vagues, et où un écart de conversation, volontaire ou non, ferait naître quelque propos ouvrant une issue qui révélerait leur commune préoccupation. L’incident se produisit. En parlant de quelques usages et traditions populaires de la contrée, Antoine rappela cette superstition recueillie le matin même sur la tombe de Rose