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où s’est formé son génie ; qui niera cependant que l’ami de Goethe et de Schiller ne doive quelque chose à de tels souvenirs ? Qui niera que ce passé ne lui compose un cadre glorieux et ne rehausse encore l’éclat de cette figure respectée ? Tieck lui-même a profité de cette position heureuse ; en vain, du vivant de ces grands maîtres, était-il séparé d’eux non-seulement par la distance du génie au talent, mais par je ne sais quelles prétentions jalouses : on ne songeait plus à ces détails, on oubliait que l’auteur de Slernbald avait rayé Schiller du livre des poètes, on oubliait que l’ami de Novalis avait condamné la prosaïque inspiration du Wilhelm Meister ; il était le contemporain de ces éminens artistes, cela seul suffisait pour faire briller autour de son nom une poétique auréole, et quand il mourut il y a deux ans, il sembla que l’Allemagne venait de perdre un des derniers écrivains de son siècle d’or. Voyez aussi l’attitude de ces vieillards illustres, réunis aujourd’hui à Berlin : Schelling, Savigny, Jacob Grimm, Cornélius lui-même ! Ils appartiennent par leurs débuts à une période dont l’Allemagne est fière ; de là une sorte de noblesse morale qui vient naturellement s’ajouter à la distinction de leurs travaux. On dirait, sauf les différences des contrées et des littératures, on dirait le groupe des Rollin, des Fleury, des d’Aguesseau au lendemain des grands jours de Louis XIV.

On comprend le vif intérêt qui s’attache à des traditions de cette nature. Il a paru dans ces derniers temps d’innombrables écrits consacrés aux héros de la pensée allemande. Ce sont des lettres de Goethe, de Schiller, de Herder, de Fichte, de Schleiermacher, de Guillaume de Humboldt ; ce sont aussi des notes, des commentaires, des témoignages de toute sorte. Quand Boccace composait son livre sur Dante, et expliquait publiquement à Florence les trois cantiques de la Divine Comédie, il ne déployait pas une activité plus pieuse et plus dévouée. Quand Voltaire écrivait son Siècle de Louis XIV, il n’était pas plus ébloui par les splendeurs de l’époque dont il voyait les dernières lueurs mourir à l’horizon. Il y a désormais au-delà du Rhin, pour employer la formule admise chez nos voisins, toute une série de littératures spéciales, une littérature de Goethe, une littérature de Schiller, une littérature de Guillaume de Humboldt, c’est-à-dire toute une bibliothèque d’études, de portraits, d’explications, de scholies, de supplémens, de correspondances retrouvées, de vers et de fragmens inédits, bibliothèque enrichie de mille façons par un peuple de lettrés enthousiastes, et dont le dernier volume, il s’en faut bien, n’est pas encore sous presse. Ces publications, quoique multipliées de jour en jour, ne lassent pas l’attention avide de la foule. Mais qu’il se rencontre un