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à peu près comme le maître de la France traitait d’idéologues les nobles intelligences qui avaient gardé le goût de la tradition philosophique et un sentiment élevé de la dignité humaine. Curieux rapprochement qui nous montre dans des camps si opposés, sous la main de l’empereur comme en face de M. le baron de Stein, une même élite dévouée, généreuse, libérale, l’élite à qui il sera donné de relever la civilisation littéraire et morale au lendemain des catastrophes dernières !

Pendant les années 1812 et 1813, M. Varnhagen ne quitta pas le comte Tettenborn, qui gagnait vaillamment son grade de général au service de la Russie et de la coalition européenne. Je ne crois pas cependant, malgré la sincérité de son patriotisme, que nous ayons jamais eu dans le brillant aide de camp du général Tettenborn un ennemi très acharné. C’était là pour lui, ses Mémoires nous le disent assez clairement, une occasion précieuse d’étudier le monde et les hommes ; il se garda bien de la négliger. M. Varnhagen n’est pas de ceux qui laissent l’histoire se faire sous leurs yeux sans en recueillir les leçons toutes vivantes. Et quelle histoire que celle-là ! Que d’enseignemens douloureux et d’émouvans spectacles ! Il a surtout. — c’est le philosophe Hegel qui lui a décerné cet éloge, — il a surtout l’instinct des choses particulières, le sentiment de l’individu, de la personne, de la morale, sentiment rare dans cette Allemagne si éprise des généralités ambitieuses. Au milieu du tumulte de ces terribles années, M. Varnhagen prenait le plus vif plaisir à étudier le caractère de son chef. Ce noble comte Tettenborn, si brave, si ardent, si riche d’inspirations spontanées, M. Varnhagen le voyait à l’œuvre, et, notant les traits variés de sa physionomie à mesure qu’elle s’éclairait tout entière sous le feu des champs de bataille, il s’exerçait déjà à cet art des biographies qui devait être plus tard son meilleur titre comme écrivain. Le tableau des campagnes du général Tettenborn en 1812 et 1813, écrit et publié au milieu même des événemens (Stuttgart, 1814), est à la fois un excellent chapitre d’histoire et le cadre d’un portrait plein de vie. « L’existence des soldats, dit l’auteur en commençant, a ce charme particulier que c’est le caractère surtout qui s’y déploie. Le caractère ! où se produirait-il ailleurs avec autant de liberté et de soudaine énergie ? » La suite du récit justifie l’inspiration de ces paroles ; en trouvant si bien dans les campagnes du comte Tettenborn la vive peinture d’un caractère qui grandit toujours avec les obstacles, M. Varnhagen préludait noblement à ses belles biographies militaires du maréchal Keith et du général de Dennewitz.

On voit comme les travaux littéraires s’associaient sans peine au mouvement de cette vie agitée. M. Varnhagen emportait dans son