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esprit dans ce cadre des biographies militaires ; ici, ce qui l’inspire avant tout, c’est le désir de montrer à l’Allemagne, en manière de leçons et d’encouragement, les plus vifs témoignages de l’esprit d’entreprise. Dans l’ordre moral assurément cette énergique audace n’a pas manqué aux compatriotes de Luther ; pourquoi faut-il que, dans le domaine des choses politiques, ce noble pays ne puisse dépenser qu’en rêves ou en délires l’inquiète activité qui le consume ? Si l’histoire moderne de l’Allemagne avait offert à M. Varnhagen des chefs comme nos généraux de la république ou des soldats comme ceux de notre armée d’Algérie, combien il eût aimé ces figures où éclate, en son complet essor, toute l’énergie de la nature humaine ! C’est pour cela qu’il va chercher ses héros loin de cette Allemagne où leur génie étouffe. Il a suivi un prince allemand à Lisbonne et un général prussien à Venise pour les voir se développer au soleil ; il ne dédaignera pas un aventurier, si cet aventurier, tour à tour homme de plaisir ou chef de partisans, vagabond misérable ou assis sur un trône, a déployé dans ces extrémités de la fortune toutes les ressources d’une âme intrépide.

Vous rappelez-vous le souper de Candide à l’hôtellerie de Venise, et ces six majestés déchues qui se rencontrent à table d’une façon si comique ? «… Il restait au sixième monarque à parler. Messieurs, dit-il, je ne suis pas si grand seigneur que vous ; mais enfin j’ai été roi tout comme un autre ; je suis Théodore ; on m’a élu roi de Corse, on m’a appelé votre majesté, et à présent à peine m’appelle-t-on monsieur ; j’ai fait frapper de la monnaie, et je ne possède pas un denier, j’ai eu deux secrétaires d’état, et j’ai à peine un valet ; je me suis vu sur un trône, et j’ai longtemps été à Londres en prison sur la paille, j’ai bien peur d’être traité de même ici, quoique je sois venu comme vos majestés passer le carnaval à Venise. — Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble compassion. Chacun d’eux donna vingt sequins au roi Théodore pour avoir des habits et des chemises… » Ce Théodore qui régna sur la Corse était un Weslphalien, et puisque M. Varnhagen demandait aux annales de son pays de hardis coureurs d’aventures, la place du personnage que Voltaire a bafoué était marquée d’avance aux premiers rangs de sa curieuse galerie. Les détails de cette dramatique destinée étaient confusément épars dans des mémoires incomplets ou perdus dans le tableau de l’histoire générale ; l’habile écrivain a voulu savoir la vérité, et recueillant les lettres du roi de Corse, confrontant avec soin les témoignages en sens contraires, rassemblant des pièces importantes dont on n’avait pas profité avant lui, il a recomposé tout entière l’étrange figure de l’aventurier devenu roi. Expressive comme la réalité, fantasque et pathétique comme un roman, la biographie du roi Théodore,