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en 1836, et il y ajouta neuf ans après, dans une seconde édition, trois volumes de portraits, d’esquisses, d’études biographiques, qui auraient pu nuire à l’unité du récit, mais qui, rassemblés en galerie, complètent un des plus curieux tableaux de l’esprit germanique pendant les trente premières années de ce siècle. C’est là que se retrouvent, dessinées de face ou de profil, étudiées avec amour ou marquées rapidement d’un trait sûr, tant d’intéressantes physionomies empruntées à la scène politique et littéraire. Voici les amis ou les maîtres de sa jeunesse, Louis Robert, Wilhelm Neumann, Adalbert de Chamisso, Philippe de Marwitz, Frédéric Schleiermacher ; voici les penseurs et les sages, le docteur David Veil et le médecin et philosophe Erhard, voici les brillans prophètes du romantisme, Adam Müller et Louis Achim d’Arnim ; voici les aventuriers de l’esprit, ce Merck qui a posé devant Goethe pour le personnage de Méphistophélès, et ce Wiesel bien plus digne encore d’un tel honneur, ce Wiesel, l’ami du pieux Adam Müller, et qui passa toute sa vie à détruire chez ses amis l’idée d’un Dieu personnel, — esprit malade qui était arrivé tout à coup, il y a trente ans déjà, à ces hideuses théories que nous avons vues logiquement se développer sous la plume des Bruno Bauer, des Feuerbach et des Stirner. Voici plus loin les patriotes, rêveurs généreux ou vaillans hommes d’action ; à leur tête est l’intrépide comte Schlabrendorf, qui joua un rôle si curieux dans les tragédies de la révolution et de l’empire. Arrivé à Paris à la veille de 89, Schlabrendorf fut comme fasciné par les événemens. Austère et enthousiaste, il venait de parcourir l’Angleterre pour y étudier le jeu d’une constitution libre, la révolution française lui apparut comme le prodigieux enfantement de l’avenir, et il se mêla vaillamment à ses orageuses destinées. En vain faillit-il laisser sa tête sous le couteau de la terreur, en vain l’établissement de l’empire et l’humiliation de l’Allemagne sous Napoléon remplissaient-ils son âme de douleur : il ne put se résoudre à quitter Paris. À l’invasion des alliés, la modeste demeure de Schlabrendorf était devenue un centre où bien des Allemands célèbres, officiers et diplomates, venaient interroger l’expérience du profond observateur ; mais sa haine pour l’empire ne le disposait pas à aimer la restauration, et toujours sombre, rigide, gardant sous ses cheveux blancs l’ardeur puritaine de sa jeunesse, à la fois rêveur et misanthrope, il se composait à la veille de sa mort cette mélancolique épitaphe qui résume toute sa vie : Civis civitatem quœrendo obiit octogenarius.

M. Varnhagen excelle dans ces portraits rapides où se reflète le mouvement d’une époque. Il est surtout préoccupé de mettre en relief les épisodes qui honorent la nature humaine, et s’il fouille dans une correspondance secrète, c’est pour en extraire des trésors. À côté