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croyance, que les morts quittent leur dernière demeure, il est une autre tombe où j’irais souvent m’inscrire, et le nom de celle qu’elle renferme est le même que celui ajouté ce matin auprès du mien sur la pierre de La Meilleraye. Celle-là aussi est morte victime d’un accident vulgaire comme en rapportent les journaux pour l’amusement des oisifs. Je venais de la quitter. Mon baiser était encore humide sur son front. Elle m’avait dit adieu, comme elle en avait l’habitude à propos de toute séparation, ne fût-elle que d’une heure, coutume enfantine, qui ajoutait, par l’accent et le geste qui l’accompagnaient, une grâce à sa grâce. — Adieu, disait-elle encore en secouant le petit bouquet de violettes dont j’avais fleuri sa main mignonne. Il faisait un grand et beau soleil, l’un des premiers de la saison. La ville avait un air de fête. Les passans marchaient dans la rue, pressés comme des gens qui ont un rendez-vous avec le bonheur. Les équipages couraient au bois ou aux promenades, emportant au-devant du printemps les belles dames et leurs cavaliers. Les pauvres eux-mêmes, insoucieux de l’aumône, regardaient le ciel tout plein de promesses clémentes. Ils oubliaient la dure saison qui avait fait leur pain si noir et si cher, et saluaient ce beau soleil qui faisait la terre féconde pour eux et pour tous. Je regardais ce mouvement, et comme dans un tableau on s’attache à une figure, je la suivais de loin. Elle aussi, vive et légère, obéissait à ces heureuses influences. Elle glissait parmi la foule, qui se retournait charmée par sa gentillesse. Comme un funèbre contraste à cette gaieté générale, comme un rappel lugubre aux attristantes pensées qui font une ombre éternelle à la joie humaine, un corbillard vint à passer, un corbillard des pauvres suivi de quelques amis et d’un petit enfant porté dans les bras d’une femme qui pleurait. L’enfant sautait dans les bras de la mère; il étendait les mains vers la noire voiture, et par son langage enfantin semblait demander à y aller. Les passans se découvraient devant ce char funèbre. Quand il passa auprès d’elle, je la vis de loin faire le signe de la croix. Elle marchait moins vite; assurément la vue du petit enfant lui avait causé du chagrin : elle avait si bon cœur ! Je la perdis de vue et je revins sur mes pas. Tout à coup j’entendis des cris, de ces cris qui, sans qu’on sache pourquoi, sonnent le tocsin d’un malheur. Je me retournai aussitôt. A cinquante pas devant moi, je vis un groupe rassemblé au milieu de la rue. Il se grossissait de seconde en seconde. Bientôt ce fut une foule que je devinai tumultueuse et bruyante. Dans la rue, les voitures et les cavaliers s’arrêtaient. Je fouillai d’un regard ce rassemblement. Je n’aperçus point celle que je cherchais. — Elle est dans le groupe, dis-je en moi-même. Je craignis qu’il ne lui arrivât un accident. Je m’élançai. Je n’eus pas besoin de m’informer. — Pauvre enfant! disait une amazone à un jeune