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Cependant la nuit était venue. Un de ces brusque changemens d’atmosphère communs sur les côtes avait, après le coucher du soleil, altéré la beauté de la soirée. Une ombre opaque, mêlée au brouillard, effaçait tous les objets ; les plus voisins même n’offraient point de saillie au regard. Seule clarté de ces ténèbres profondes, les feux de La Hève alternaient leurs rotations lumineuses qui font la sûreté des pilotes ; on eût dit des météores arrêtés entre ciel et terre. Au-delà de la falaise, dont les limites n’étaient indiquées que par une de ces lignes indécises qui semblent la frontière du vide, on devinait une étendue confuse, tourmentée par des mouvemens vagues, et d’où s’élevait une rumeur régulière : c’était la mer. Les deux jeunes gens marchaient assez rapprochés. Antoine n’avait pas proposé son bras à Hélène ; il comprenait que cette offre, toute naturelle s’il l’avait faite plus tôt, pourrait sembler singulière, l’étant aussi tardivement ; d’ailleurs un contact l’eût gêné, et sa compagne aussi peut-être. Sans analyser ses impressions, il restait paisiblement sous leur charme, et n’allait pas en imagination plus loin que l’heure présente ; sa seule crainte était d’entendre brusquement derrière lui le pas de son ami Jacques ou la voix de M. Bridoux. Il se retournait quelquefois, prêtant l’oreille pour apprécier quelle distance l’éloignait d’eux ; mais il n’entendait rien que le bruit de la mer ramenant les galets sur la grève prochaine. Oh ! qu’il était véritablement loin de Paris et de ceux qu’il y avait laissés ! Comme il avait su tracer bien vite autour de la place qu’il occupait avec Hélène un cercle d’égoïsme qui le protégeait contre le retour importun de tout souvenir trouble-rêve comme ceux qui étaient venus l’assaillir pendant le dîner du Bon Couvert ! Et Hélène, comme elle était aussi éloignée de ce sombre cabinet d’étude aux murs enfumés par la lampe des veilles ! comme chaque pas qu’elle faisait à côté d’Antoine l’en éloignait davantage ! Avec quel accord ils s’isolaient de toute pensée étrangère à cette nouvelle pensée dont ils se sentaient le cœur plein, — si plein, qu’une seule parole pouvait le faire subitement déborder ! Mais ils préféraient ce silence dans lequel ils étaient rentrés en même temps, et le prolongeaient à dessein pour ne pas troubler cette muette harmonie, au milieu de laquelle une parole, quelle qu’elle fût, eût produit la dissonance pénible qu’un bruit apporte dans une musique.

Ce silence fut troublé pourtant, non par un mot, mais par un cri terrible auquel en répondit un autre. Ainsi, dans un duel à l’arme à feu, deux détonations se suivent de si près qu’elles se confondent. Hélène et son compagnon, qui marchaient tête baissée, allant devant eux d’une même allure, entendant à peine le bruit de leurs pas assourdi par le gazon, étaient arrivés sans y prendre garde à un endroit on la falaise rompait la ligne droite pour dessiner un angle brusque.