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muniquer un redoublement sinistre, et c’est ici que se pose la question de responsabilité. Il y a un autre point que traite M. Saint-Marc Girardin, toujours en répondant au publiciste allemand, ou aux objections qu’il a plus d’une fois entendues sans passer le Rhin. La presse a-t-elle pour effet de porter atteinte au travail littéraire, de mettre en poussière l’esprit humain, en empêchant les œuvres longuement mûries ? Grande question, comme on voit, qui touche à l’essence même de notre temps !

Le danger ne consiste pas à faire de la presse un instrument d’action littéraire, il est dans la confusion qui s’établit entre les nécessités de cette improvisation permanente et les conditions plus particulièrement propres à la littérature, il est surtout dans les habitudes singulières que cette confusion développe. On écrit des articles dont on fait des livres. De quoi se composent ces livres et ces articles ? Ce sont le plus souvent des critiques d’autres ouvrages ; en peu de temps, il n’est point impossible que nous n’ayons une littérature offrant le souverain intérêt d’une collection d’articles sur d’autres articles. Ce n’est pas tout encore, et c’est bien le moins que la presse n’ait point de rigueurs pour cette littérature. Il se forme alors, qu’on nous passe le mot, une sorte de garantie mutuelle ; on s’exalte réciproquement, ou se traite de grand esprit, et on marche à l’Académie. S’il se trouve par hasard quelque esprit morose porté à exprimer simplement quelques réserves, on lui dira qu’il n’est point de son temps, que dans un siècle de chemins de fer la littérature ne doit point s’attarder dans les longues entreprises. Non, assurément, il n’est point nécessaire, pour s’élever aux plus sérieuses conditions de l’art, de remplir les pages d’un in-folio et de passer quinze ans à méditer un ouvrage. C’est se donner trop aisément raison. La vérité est que, même dans un recueil de fragmens, de mélanges, d’articles, — le nom importe peu, il doit y avoir un art de composition, sans lequel il ne reste plus qu’un incohérent assemblage de choses sans lien et sans unité.

C’est là par malheur un inconvénient que ne peut racheter tout le talent de M. Cuvillier-Fleury dans son nouveau livre de Voyages et Voyageurs. De quoi se compose l’ouvrage de M. Cuvillier-Fleury. De quelques lettres écrites autrefois durant ses voyages en Belgique ou en Espagne, et d’articles sur les écrivains qui ont eux-mêmes raconté leurs voyages, depuis Jacquemont jusqu’à M. Th. Gautier. Comme plusieurs de ces fragmens sont d’une date assez ancienne, on ne saurait disconvenir que leur intérêt ne soit un peu effacé. Quant aux articles sur les voyages des autres, où les impressions de l’auteur n’ont plus la valeur d’une observation personnelle et spontanée, il semble plus simple au premier abord de recourir aux livres des voyageurs eux-mêmes. On conçoit une étude sur un homme, sur un caractère, l’analyse de la pensée morale d’une œuvre ; tout cela peut former un livre où l’unité de l’inspiration se joigne à la variété des sujets. La critique de M. Cuvillier-Fleury n’a point tout à fait ce caractère. Veut-on une preuve de l’inconvénient qu’il y a à rassembler ainsi des fragmens de toute date ? Dans une de ses lettres écrites de Madrid, il y a bientôt dix ans, M. Cuvillier-Fleury représente presque M. Alexandre Dumas comme le plénipotentiaire des lettres françaises à la cour d’Espagne. L’auteur de Voyages et Voyageurs pense-il encore aujourd’hui ce qu’il pensait à l’époque où il écrivait cette lettre ? S’il ne