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dont la base formait une des criques où la vague est toujours émue, même dans les temps de calme. Le bruit qu’elle faisait en se brisant dans cette anfractuosité aurait pu avertir les deux jeunes gens qu’ils approchaient du bord; mais ils avaient, comme tout le reste, oublié même le lieu où ils se trouvaient, et ne songeaient à aucune des précautions nécessitées par le terrain. Tout à coup Antoine avait senti le sol manquer sous l’un de ses pieds. Il se trouvait sur la crête de la falaise, à un endroit où une rapide déclivité de terrain commençait à décrire une perpendiculaire à pic, dont la base et le sommet étaient séparés par une hauteur de plus de deux cents pieds. Antoine sentit le sol friable céder sous celui de ses pieds déjà engagé sur cette déclinaison dangereuse. Une pierre lui servit un moment de point d’appui; mais cette pierre, chassée par la pression du pied, glissa tout à coup. Antoine porta le haut de son corps en avant, et appuya au hasard une de ses mains sur le sol; il ressentit une vive douleur, ses doigts se déchiraient aux ardillons aigus d’une espèce de ronce rampante. Il allait lâcher prise; mais le roulement de la pierre qui avait manqué sous son pied, et qui lui révélait un terrain en pente, s’arrêta presque aussitôt, et il entendit au-dessous de lui le bruit qu’elle faisait en tombant dans la mer. Le danger se révéla alors dans sa pensée; il comprit qu’il était sur le bord extrême de la falaise, dont l’élévation lui était indiquée par le temps qui s’était écoulé entre l’instant où la pierre à laquelle il s’était retenu lui avait échappé et celui de sa chute. Entraîné par le poids de son corps, il sentait ses deux pieds ouvrir sous lui un sillon qui rendait la déclinaison encore plus sensible, et l’équilibre d’autant plus, difficile à maintenir, que les ronces qui ensanglantaient ses mains lui semblaient douées d’une subite élasticité. Au lieu de le retenir, elles le suivaient. Déjà elles n’étaient plus retenues en terre que par quelques racines, et dès qu’elles se trouvaient isolées les unes des autres, elles se rompaient avec un bruit sec. Au même instant, le vent, qui venait de s’élever, poussa au large les nuages qui cachaient la lune. Son premier rayon inonda la mer d’une clarté soudaine. Le danger, seulement prévu, devint visible. Deux pas séparaient à peine Antoine de l’endroit où la pente de la falaise cessait brusquement pour faire place à une ligne perpendiculaire. Il aperçut les ronces qu’il avait enroulées autour de son bras comme une corde sortir de terre à moitié déracinées. Un mouvement involontaire qui l’obligeait à appuyer plus fortement son pied sur le sol détermina la chute de quelques autres petits cailloux; il ferma les yeux, et poussa un cri.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter. Hélène ne s’aperçut du péril couru par son compagnon qu’au moment où l’obscurité, qui en avait été la première cause,