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de si bien pousser le verrou, puisqu’il fallait afficher votre secret sur la porte. Il y a environ trois heures, je voudrais pouvoir vous le dire montre en main, vous m’avez certifié que vous n’aviez pour Mme Bridoux qu’un intérêt tout à fait passager, et vous avez actuellement la mine et les allures d’un homme parfaitement amoureux. J’aurais dû me venger de votre méfiance à mon égard en refusant d’être deux fois votre complice pendant cette soirée, la première en courant après vous quand vous couriez après Mlle Bridoux, qui courait après son châle, la seconde en prenant le plus court, au lieu de prendre le plus long, pour nous ramener au Havre. Si vous aviez eu un peu de confiance, j’aurais consenti à vous perdre; ce sera pour la prochaine occasion : indulgence complète, dit l’artiste en tendant la main à son compagnon, mais à la condition que vous allez tout me dire, et d’ailleurs vous devez avoir le gosier altéré d’indiscrétions, ou vous n’êtes pas un amoureux ordinaire.

Antoine raconta tous les événemens de la soirée.

— Voilà une brave fille, fit Jacques après le récit de la scène de la falaise, et qui me paraît avoir le cœur planté au bon endroit.

Au même instant, la fenêtre qui était en face de la leur, dans le corps de bâtiment opposé, s’ouvrit, et ils entendirent M. Bridoux crier à un garçon qui était dans la cour qu’il le réveillât le lendemain, pour le départ du bateau de Trouville; puis la croisée se referma.

— Faut-il faire monter le garçon et lui faire la même recommandation pour vous ? dit Jacques à Antoine, qui avait fait un mouvement. Non, n’est-ce pas ? ajouta le sculpteur en riant, puisque, n’étant pas en état de dormir, vous vous trouverez tout réveillé demain.

— Je n’ai pas dit cela, répondit Antoine, étonné de ce départ, dont Hélène ne lui avait point parlé.

— Autant le dire, puisque c’est votre intention.

— Mais je n’ai pas dit qu’elle fût telle.

— Supposons-le, dit Jacques, et permettez-moi de vous adresser quelques observations, ajouta-t-il avec une certaine gravité. Si vous suivez Mme Bridoux étape par étape, où cela va-t-il vous mener ? Certainement à un autre but que celui de votre voyage. D’après tout ce que vous m’avez dit, d’autres pourraient trouver dans la conduite de cette jeune fille une cible à blâmes très vifs pour la promptitude avec laquelle elle vous a fait un aveu que les demoiselles bien élevées détaillent pendant six mois par menus soupirs et menus propos. J’aime les instrumens francs qui donnent tout de suite toute leur capacité de son. Cet aveu a d’ailleurs été amené par des circonstances particulières : la dissimulation eût été un homicide dans un moment où un mot d’amour devenait presque un élément de sauvetage, puisque, vous rendant la vie plus chère, il augmentait le courage que vous pourriez déployer pour la conserver. Vous, qui devez la