Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Antoine tressaillit. — Allons au quai seulement, dit-il à Jacques, que je la voie passer. Je vous promets de ne pas la suivre, mais je voudrais lui dire adieu. Songez donc que je ne la reverrai peut-être plus.

Jacques haussa les épaules. — En amour, fit-il, c’est avec les adieux qu’on renoue les liaisons rompues : quand on a l’intention réelle de ne plus se revoir, le mot adieu est le seul qui ne se prononce pas.

Antoine se rassit sur le pied du lit. Au même instant, le garçon d’auberge qu’ils venaient d’entendre frappa à leur porte. — Nous ne partons pas, dit Jacques.

Mais la clé était restée sur la porte. Le garçon entra. — Voici un petit livre que des voyageurs qui ont logé ici m’ont chargé de remettre à celui de ces messieurs auquel il appartient.

Antoine reconnut son album. Quand le garçon fut sorti, il en parcourut les feuillets avec précipitation. Sur l’une des rares pages qui étaient restées blanches, il remarqua quelques lignes d’une écriture étrangère. Elles contenaient seulement quelques phrases d’une grande simplicité; Hélène suppliait Antoine de renoncer à l’intention de la suivre, qu’il avait déjà manifestée dans les derniers momens de son entretien de la veille. — À cette condition, disait-elle, je n’oublierai pas... Comme un appel à une vague espérance qu’elle essayait de faire partager, elle achevait en disant : — Qui sait ? Peut-être nous retrouverons-nous, et en des circonstances où nous pourrons dire ce qui doit rester un secret entre nous dans celles où nous sommes placés. Adieu. Je serai heureuse si la Providence veut faire de ce mot un : au revoir!

— Eh bien ! dit Jacques, elle vous dit justement ce que je vous disais. Nous avons la majorité, il faut vous y soumettre.

— J’ai rêvé, fit Antoine tristement en refermant son album. Pourquoi ne l’a-t-elle pas gardé ?

— Et comment vous aurait-elle écrit sans ce prétexte ? répondit Jacques.

Quand il supposa que le bateau de Trouville devait être parti, il engagea son ami à le suivre hors de l’hôtel. — Le Roi Lear doit être rentré avec la marée; nous irons faire un somme dans notre cabine, et dans l’après-midi nous serons frais et dispos pour le travail. — Mais au moment de se mettre à l’ouvrage, le sculpteur vit son ami si tristement découragé, qu’il remit au lendemain pour commencer sa besogne. Antoine voulait retourner à La Hève. — Mauvais moyen, dit Jacques; les cendres sont encore chaudes, il ne faut pas marcher dedans.

— Je veux vous montrer que j’étais véritablement en danger, fit Antoine, donnant ce prétexte à sa promenade.

— Allons, dit Jacques, mais j’ai tort. Je suis comme un médecin