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qui ordonnerait la diète à son malade, et qui consentirait ensuite à dîner avec lui.

Comme ils suivaient le même itinéraire que la veille et marchaient très rapprochés des limites de la falaise, Antoine retrouva l’endroit où il était tombé. Il montra à Jacques l’anneau où Hélène avait attaché son châle, et lui fit voir le buisson de ronces à moitié déraciné auquel il s’était retenu.

— Pour que votre poids n’ait pas entraîné Mlle Bridoux, quand elle vous a aidé de ses mains, il faut qu’elle soit bien forte, ou que la Providence s’en soit mêlée, dit Jacques. Assurément, elle a couru autant de péril que vous.

En retournant sur leurs pas, au coude formé par une rampe pratiquée dans la falaise pour descendre à la mer, ils rencontrèrent un pêcheur qui remontait par ce chemin. Antoine poussa un cri : il venait de reconnaître le châle d’Hélène dans les mains du pêcheur. Celui-ci, qui paraissait fort joyeux de cette trouvaille, la montrait de loin à sa femme, qui était venue au-devant de lui. Antoine l’arrêta. L’homme avait trouvé le châle sur la grève, enveloppant encore le caillou avec lequel Hélène l’avait lancé. Le rusé Normand, sans comprendre pour quelle raison, devina dans la précipitation du jeune homme le vif désir qu’il avait de le posséder. Il feignit de vouloir le conserver pour sa femme ; mais celle-ci, intervenant elle-même dans le débat, déclara qu’elle était prête à le céder contre de quoi en avoir un neuf, car les déchirures qu’elle avait remarquées dans le châle l’avaient un peu désillusionnée.

Antoine ne marchanda pas, et donna ce qu’on lui demandait.

— Au moins, dit-il à Jacques quand ils furent de retour au Havre, j’aurai un souvenir.

Pendant les deux jours qui suivirent, son travail en collaboration avec Jacques se ressentit un peu de sa préoccupation obstinée ; mais un jour il reçut une lettre de son frère qui lui annonçait l’accident arrivé à leur grand’mère. Le rappel à des affections un peu oubliées opéra une réaction favorable dans son esprit. — Je ne veux pas que vous vous serviez de cela, dit-il à Jacques en déchirant les dessins péniblement composés pendant les jours précédons, et dont celui-ci voulait faire usage pour ménager sa susceptibilité ; c’est mauvais.

Toute cette journée passa moins longuement que les précédentes ; le travail lui était redevenu facile, et, sans être un moyen d’oubli, il en faisait le charme du souvenir qui reportait sa pensée vers Hélène.

Ainsi commençait la convalescence de cette grande secousse de cœur. Douze jours après sa séparation d’avec Hélène, Antoine se promenait avec Jacques sur la jetée du Havre, où une foule de curieux étaient rassemblés pour assister au départ du Humboldt, un des grands paquebots américains qui faisaient le service du