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s’approprier dans la poésie chevaleresque l’esprit des piesnas, nous ne pouvons faire mieux que de résumer ici, en lui conservant sa couleur, la longue ballade de trente pages qu’il intitule Berdnitchka Koula, ou le Voïevode Mirko et sa Fille.


« Le vieux Mirko, voïevode de Syrmie, écrit de sa forteresse de Berdnik une lettre à son frère d’armes, vieillard comme lui, au héros Iug Bogdan : Écoute, ami. Tu connais ma fille Ikonia, qui surpasse en hauteur et en beauté toutes les filles de notre nation; je voudrais trouver pour elle un époux, et pour moi un gendre, qui prit de mes épaules affaissées par l’âge la lourde armure que je ne peux plus porter. Je n’ai personne en qui je puisse me voir revivre. Il y a sept ans que mon fils Radovan est parti avec notre armée : l’armée est depuis longtemps revenue, mais de Radovan aucune nouvelle. Ikonia s’était habituée à aller à la chasse dans les montagnes avec son frère, à lancer la massue, et à frapper de ses flèches l’aigle sous les nuages. Ayant perdu son frère, elle désire un époux qui lui ressemble en toute chose, et qui me rappelle à moi le fils que j’ai perdu. C’est pourquoi, mon vieil ami, je t’invite à venir me rendre visite le jour de la Saint-Jean. Ce jour-là, on lancera dans la plaine un jeune cerf, et ma fille le saisira à la course; elle lancera sa massue à mille mètres de distance; enfin on laissera monter un faucon à la hauteur de mille brasses dans les airs, et, arrivé là, il sera atteint d’une flèche par ma fille. Celui d’entre nos héros qui atteindra le cerf aussi vite qu’elle, ou qui lancera aussi loin qu’elle la massue, ou qui frappera le faucon à une égale hauteur, celui-là, ma fille l’acceptera pour époux, et dès le lendemain les noces seront célébrées. Amène donc avec toi tes neuf fils et tous les jeunes seigneurs de ta voïevodie, pour qu’ils prennent part à la fête. »


Le vieillard écrit une seconde lettre en tout pareille à la première, et l’adresse à Miloch Obilitj, sur la montagne de Potserie; il en envoie une troisième à Brankovitj, dans la blanche Travnik, puis une quatrième aux Iakchitj de Belgrad.

Le jour de la Saint-Jean, toutes les dames de haut parage, tous les seigneurs des vastes contrées serbes se trouvent réunis dans la grande plaine que domine le château de Berdnik. Chacun est impatient de voir le curieux dénoûment de cette lutte d’une jeune fille avec les plus forts héros slaves, lutte dont le prix sera sa propre main, qui vaut une riche voïevodie. Aussi loin qu’il peut s’étendre, l’œil n’aperçoit que des équipages et des seigneurs aux vêtemens ruisselans d’or. Figurez-vous les teintes de l’aurore sur les prairies, lorsqu’elle y fait étinceler la rosée des mille couleurs de l’iris; ainsi brille la plaine de Berdnik sous les millions de pierres précieuses qui brillent aux kalpaks des guerriers, comme les claires étoiles de la nuit au front du firmament. Voici les trois frères adoptifs, Marko le kralievitj. Relia de Novi-Bazar et ililoch Obilitj, trois héros comme il n’y en eut jamais de semblables dans les sept royaumes latins, et dont chacun vaut une armée. Voilà le vieux Iug Bogdan avec ses neuf fils, tous