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de tous les héros serbes. » Il dit, et va se perdre au milieu de la foule.

Restait la dernière épreuve, celle de l’arc et de la justesse du coup d’œil. La belle Ikonia, toute pâle et laissant couler des larmes sur ses joues, prend son arc d’acier doré, qui a été épuré à un feu ardent pendant neuf années, et qui pendant neuf autres années est resté trempé dans la glace. On lâche vers le ciel le faucon attaché à un fil de soie de mille brasses de long. L’oiseau n’est déjà plus sous les nuages que comme un léger point noir ; les uns le voient encore, les autres ne le voient déjà plus ; mais la jeune Ikonia le suit d’un regard sûr et décoche vers lui une de ses flèches dorées. Elle s’est envolée seule, la flèche meurtrière ; bientôt elle redescend en compagnie du faucon tout sanglant, dont elle a traversé le cœur. À cette vue, Miloch Obilitj, dans le ravissement, ne peut s’empêcher de dire à la jeune fille : « Ce n’est pas un simple héros, c’est un tsar, Ikonia, qu’il te faut pour époux ! » Il dit, mais il ne bouge pas de place, et voilà que de nouveau le vieillard inconnu s’avance et insulte amèrement Miloch Obilitj de ce qu’il n’a pas le courage d’entrer en lutte pour obtenir la jeune fille. Le beau Miloch répond qu’il vient de se fiancer, son âme est trop pure pour pouvoir courtiser deux belles à la fois. « Ce n’est pas ma faute, s’écrie le vieillard, s’il faut que tu sois à moi. Puisque tout le monde renonce à te conquérir, il faut bien que je te prenne. » Doitchin le malade, espérant décourager l’inconnu, se met à le railler : « Écoute, vieux centenaire, je vais te donner un conseil : tant qu’il vit, l’homme apprend. Eh bien ! après nous avoir montré que tu conserves encore toute la vigueur de tes membres, garde-toi de nous faire voir à ta honte que ta vue baisse. Prends plutôt tes lunettes, cela en vaut la peine, car il faut viser à mille brasses de distance. » Tout le monde éclate de rire, et le vieillard, riant lui-même, répond à Doitchin : — « Merci pour ton conseil, ami ! Mais je ne suis pas encore comme ces béliers qui perdent leur poil. » Il fait monter le faucon dans les airs, et, quand il a atteint la hauteur convenue, le vieillard siffle : aussitôt son cheval sauvage accourt, le héros centenaire saute sur sa monture, qui part au galop, pendant que lui-même décoche en courant sa flèche. Le trait inévitable va transpercer la tête du faucon, et le rapporte sans vie au milieu de l’assemblée.

L’inconnu triomphant s’avance vers le voïevode Mirko, et lui dit : « Cher beau-père, crois-moi, ce ne sont ni les années, ni la barbe blanche qui font le vieillard ; espère en Dieu, qui sait toujours en définitive tirer du mal le bien. Et toi, mon héroïque beauté, réfléchis à fond sur ce que je vais te dire : autant tu me regardes en ce moment de travers, autant demain matin tu m’embrasseras avec joie. À demain donc, et prépare-toi à ce qui doit durer toujours. »