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porter à ses gardes, qui, tous à la file, boivent à la gloire du tsar. Un seul d’entre eux, un jeune et hardi héros, ne boit pas; mais, silencieux, il penche son front fier et triste sur sa large poitrine où bat un cœur puissant. Dès qu’il aperçoit l’attitude du jeune homme, le tsar fixe sur lui des regards courroucés, comme le vautour qui du haut d’un nuage épie une pauvre colombe; puis, frappant violemment de son bâton sur la table, il crie d’une voix terrible : Kiribïeevitch, mon valet, que rêves-tu avec ton air sombre ? Es-tu las de me servir ou envies-tu ma gloire ? Quand la lune se lève au ciel, les étoiles se réjouissent à sa vue, et les nuages les plus obscurs deviennent clairs à son approche; il n’en est pas ainsi pour toi, Kiribïeevitch. La gaieté de ton tsar t’assombrit. Le jeune homme se prosterne devant le tsar terrible : Maître, si ton indigne esclave a irrité ton âme, fais-lui aussitôt couper la tête; elle s’offre d’elle-même au bourreau ! — Que te manque-t-il donc ? reprend le tsar. Ton caftan de drap d’or est-il usé ? as-tu chiffonné ton kalpak de zibeline ? ton cheval boite-t-il ? ou toi-même, fils de gost, t’es-tu fait une entorse dans un assaut à coups de poing sur les bords de la Moskva ? »


Tout cela est de la parfaite poésie nationale russe; mais au bout de quatre pages, Lermontof en est las. Bien qu’il essaie encore de faire vibrer la gouslé, il n’en tire plus que des sons mensongers. Le jeune Kiribïeevitch répond au tsar que son cheval sauvage bondit joyeux sous lui, que son kaftan n’est pas usé, que son kalpak brille toujours, mais que son cœur est mortellement blessé par un amour malheureux. Il fait croire au tsar que celle qu’il aime est une jeune fille, et que, ne pouvant attendrir la cruelle, tout lui devient amer dans la vie. Il conjure donc le tsar de le laisser s’en aller chez les Cosaques libres du Volga, où il trouvera sous quelque lance musulmane un trépas désiré en combattant les Tatars, ennemis de la croix et de la patrie. Voilà bien certes un commencement d’amour spiritualiste à la façon populaire slave; mais ce n’est qu’un leurre du poète pour tromper les âmes simples, et les imprégner ensuite plus à son aise de son scepticisme glacé. Le tsar, touché, se décide à doter lui-même richement son garde du corps, et à le marier avec celle qu’il aime. Ici l’auteur termine la première partie de son poème en s’excitant lui-même : «Hé! gouslar, chante juste. Avale en l’honneur de tes hôtes une coupe de vin mousseux, et remets d’accord ta gouslé. »

Le soir approche, le soleil se couche dans les sanctuaires du Kremle. Assis devant sa boutique, après avoir toute la journée invité d’une voix doucereuse les passans à lui acheter quelque riche étoffe de soie, le jeune gost Stefane Kalachnikov ferme son magasin avec une serrure allemande. Il y laisse comme gardien un chien aux dents meurtrières, et s’en va rejoindre sa jeune épouse, Alena Dmitrevna; mais il ne la trouve pas à la maison, et ses petits enfans ne sont pas encore couchés, et ils pleurent et se tourmentent sans savoir pourquoi, comme s’ils allaient mourir. Cette absence de sa jeune femme à une heure si attardée trouble l’âme de Kalachnikov. Il regarde