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inquiet par la fenêtre dans la rue que couvre une nuit sombre, et où les flocons de neige effacent toute trace de pieds humains. Enfin il entend des pas précipités, la porte de sa demeure s’ouvre. Puissance de la croix! devant lui apparaît sa jeune femme, cheveux épars, couverte d’une neige glacée, regardant avec des yeux de folle et murmurant des paroles incompréhensibles. Enfin elle tombe aux genoux de son mari courroucé : « Mon maître, soleil de mon cœur, tue-moi si tu veux; je ne crains pas la mort ni les risées des hommes : je ne crains au monde que la perte de ton amour ! » Elle lui raconte enfin comment elle a été assaillie dans la rue, sous la neige, par le jeune garde tsarien Kiribïeevitch, aux éclats de rire de tous les voisins qui regardaient par les fenêtres, et ce n’est qu’en lui laissant une partie de ses vêtemens qu’elle a pu échapper à ses caresses. L’époux outragé se décide à aller provoquer le jeune garde à un duel à coups de poing. Il demande à ses frères cadets de lui servir de témoins, et de le venger s’il succombe. Dévoués à leur aîné, ses jeunes frères répondent : «Quand, s’apprêtant pour un carnage qu’il voit approcher, l’aigle allonge ses serres dans les cieux, aussitôt les aiglons accourent à son appel. Tu es notre second père : nous te suivrons partout, et s’il le faut dans le tombeau. »

Cependant l’aurore se lève; du haut des cieux, elle sourit à la terre, et se mire comme une Vénus dans les coupoles vernies et dorées du Kremle. Le tsar avec sa drujina ou sa cour sort de son palais et se rend, suivi de ses gardes, sur la grande place de Moscou, toute blanche de neige. Là il ordonne de former un grand cercle à l’aide d’une chaîne d’argent passée d’un poteau à l’autre sur une longueur de vingt-cinq toises. Quand le cercle est formé et qu’une foule compacte s’est amassée, le tsar crie à ses gardes : « Maintenant quel est l’athlète prêt à commencer la lutte avec un rival ? Qu’il entre dans ce cercle. Amusez votre batïuchka[1], enfans ! Celui qui tuera quelqu’un, je l’en récompenserai, et celui qui sera tué ainsi pour le plaisir du tsar, Dieu lui-même le récompensera. » Personne ne se présente. Enfin le jeune Kiribïeevitch, pour complaire à son maître, s’élance dans l’arène, et provoque les plus hardis d’entre les citoyens. Tout à coup la foule des curieux s’ouvre, le gost Kalachnikov s’avance, se prosterne devant le terrible tsar, lui demande la permission de lutter contre son garde, et, l’ayant obtenue, il entre dans le cercle fatal. L’époux outragé fixe sur son ennemi un regard où se peint toute sa fureur. Le jeune garde impassible lui dit : « Vaillant athlète, voudrais-tu me décliner ton nom et celui de ta famille, afin que je sache après le combat pour qui j’aurai à faire dire l’office des morts ? — Je suis, répond l’adversaire, Stefan Kalachnikov, de bonne

  1. Batïuchka, petit papa, nom familier qu’on donne au tsar.