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insensible à la poésie populaire et au beau idéal des gouslars. Ainsi, de toutes les peuplades slaves occidentales, celle qui a gardé le plus vif souvenir de la gouslé, ce sont les Slovaks de Hongrie, qui, par leur situation géographique et leurs relations commerciales, sont forcément rejetés vers le Danube et l’Orient. Les romances et idylles populaires slovaques sont encore délicieuses, et rivalisent même souvent avec celles des Serbes. Kolar en a donné la collection en deux gros volumes. Je ne citerai qu’un exemple de ces romances slovaques : les Amans pauvres ; je l’emprunte aux Mélodies slaves (Slavische Melodien), traduites par Siegfrid Kapper.

« Je ne possède rien sous le soleil. Je n’ai point de prairies pour m’y asseoir, point de maison pour me mettre à l’abri. Et toi aussi, tu es un pauvre orphelin, abandonné, sans parens, sans famille ; mais je te tiens dans mes bras, mon œil brille dans ton œil, mes lèvres pressent tes lèvres, mon cœur bat sur ton cœur ; il l’interroge, et en reçoit une réponse d’amour. Mes bras t’enlacent. Oh ! mon œil, mes lèvres, mon cœur te disent : Réjouis-toi, car il y a encore en Hongrie de plus pauvres que nous. »

Le chant bohème n’a déjà plus l’exquise fraîcheur des idylles slovaques. Cependant ce n’est certes pas l’intention de raviver leur verve au souffle du gouslo qui manque chez les poètes bohèmes contemporains. La plus grande partie d’entre eux s’inspirent du gouslo national, mais d’un gouslo postérieur et déjà altéré. Il s’ensuit que toutes les poésies tchèques actuelles, populaires ou académiques, manquent de virilité et d’héroïsme. Elles n’ont plus aucune relation avec les rapsodies historiques et nationales d’autrefois. Essentiellement lyrique, même dans ses épopées, comme la Slavy Dcera, aussitôt qu’elle veut revenir au ton sérieux des rapsodies slaves, la poésie tchèque devient ampoulée, saccadée, pleine de transitions brusques, passant continuellement d’un sujet à l’autre, fatigante à lire. Nulle part peut-être en Europe on ne voit régner autant qu’à Prague l’esprit de négoce et d’industrie, les spéculations de bourse, de chemins de fer, les calculs d’argent. Aussi la poésie d’inspiration naturelle n’est-elle nulle part aussi déchue qu’en Bohême. Adorateur par système de sa nationalité, le Tchekh ne sent plus en lui les élans du génie de race. Le gouslo est pour lui un monument du passé ; il se contente de l’entourer de respect, et s’il en tire encore parfois des sons mélodieux et tendres, comme les prêtres antiques savaient tirer des sons de leurs idoles de pierre, c’est toujours à la condition de résumer en quelques strophes, de saisir en quelque sorte au vol l’inspiration fugitive.

Il est peut-être bien hasardé de prétendre que les populations polonaises vivent dans une atmosphère poétique plus pure que celle où se développent les Bohèmes. Le noble polonais est un Latin, un Français de la Vistule ; mais le paysan est resté Slave. C’est pourquoi il chante beaucoup plus que le Bohème. La Pologne connaît deux