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ne discuterons point si les Turcs ont accompli sur eux-mêmes, depuis cette époque, des progrès qui ont accru leurs forces; les faits matériels, entre autres l’état actuel de l’armée ottomane, le constatent suffisamment, A nos yeux, le grand progrès de la Turquie depuis 1829 est ailleurs; il est d’abord dans le développement de commerce, d’éducation, de richesse qui s’est opéré chez les populations grecques de l’empire ottoman; il est ensuite dans l’accès plus large ouvert aux intérêts des peuples occidentaux, dans la plus grande sollicitude que les gouvernemens européens ont portée aux affaires de Turquie, dans l’action politique chaque jour plus intime et plus directe qu’ils ont exercée sur l’empire ottoman.

Les progrès des populations grecques sont incontestables; nous en trouvons l’aveu dans les propres paroles de l’homme d’état autrichien qui passe pour être le plus favorable à la Russie : « Le peuple russe, dit M, de Ficquelmont dans sa dernière brochure[1], par le degré encore inférieur de sa culture comme nation, peut bien être civilisateur des peuples de l’Asie centrale, ses voisins, qui lui sont fort inférieurs encore; mais il ne saurait déjà plus, dans son état actuel, se montrer supérieur aux populations chrétiennes répandues en Turquie, depuis que ces populations se sont approprié une partie des ressources de l’intelligence plus avancée des peuples de l’Occident. » Par ces progrès des Grecs, il serait devenu de plus en plus évident que ce gouvernement des Turcs tant accusé par les Russes n’était pas si oppresseur et si barbare qu’on voulait bien le dire, puisqu’il permettait aux Grecs de s’élever rapidement en bien-être et en culture sociale. On aurait en outre été bientôt forcé de convenir qu’il n’y a plus lieu à protection, lorsque le protégé est supérieur en civilisation au peuple qui veut être son protecteur. Grâce à ce mouvement, la Russie était donc en train de perdre graduellement la principale base de son influence en Turquie. Un autre symptôme non moins alarmant pour elle et non moins rassurant pour la durée de l’empire ottoman était la tendance manifestée par les capitaux européens à aller enraciner en Turquie l’esprit d’entreprise des peuples occidentaux, à lier à son existence par les intérêts matériels, la France et l’Angleterre, à commanditer par des emprunts le gouvernement turc. Tous ces faits annonçaient à la Russie non-seulement que les élémens de vitalité augmentaient en Turquie, mais qu’ils allaient se fortifier de la solidarité qui est de nos jours la plus puissante, celle des intérêts économiques avec les peuples occidentaux. Voilà ce que produisait le contact chaque jour plus fréquent et plus intime de la Turquie avec l’Europe, et ce mouvement que l’empereur Nicolas affectait de dédaigner en parlant des réformes

  1. Le Côté religieux de la Question d’Orient, p. 99.