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aucun esprit, de ces préjugés surannés et de ces absurdes soupçons qui attaquaient parmi nous l’alliance anglaise; si l’Angleterre eût consenti au marché que lui proposait l’empereur Nicolas et auquel l’Autriche eût bien été forcée de se joindre, que devenait la France ?

En s’adressant avec tant de prévenances à l’Angleterre, l’empereur Nicolas s’est lui-même chargé de nous apprendre de quelle importance est pour nous l’alliance anglaise; en repoussant avec une admirable loyauté les avances de l’empereur Nicolas, l’Angleterre nous a montré la confiance que l’alliance anglaise nous doit inspirer. L’alliance russe pour la France est une chimère, et nous ne concevons point que des esprits distingués aient pu se bercer un seul moment de ce rêve. On ne s’allie en politique qu’avec les forces qui diffèrent de vous et qui vous complètent. Les forces de la France et celles de la Russie sont de même nature, ce sont des forces continentales. Nos forces se ressemblent, et en même temps les principes politiques que nous représentons diffèrent; de là un antagonisme naturel entre la Russie, qui vise à la prépondérance sur le continent, et la France, qui perd sa liberté d’action et sa sécurité, si la Russie accroît sa prépondérance. Voilà pourquoi la Russie n’a que faire de l’alliance de la France et recherche celle de l’Angleterre. Dans le partage de la Turquie, notre coopération n’apporterait rien à la Russie, et la Russie n’a rien à nous offrir, ou plutôt les compensations qu’elle serait obligée de nous donner, étant continentales, nous assureraient sur l’Allemagne une influence qui balancerait et compromettrait la sienne. L’Angleterre au contraire n’est point pour la Russie une rivale sur le continent, et sa coopération en Orient lui apporterait l’appui d’une puissance maritime irrésistible. C’est ce que M. de Nesselrode exprimait nettement en ces termes dans son mémorandum de 1844 : «La raison qui conseille l’établissement de cet accord (entre la Russie et l’Angleterre) est fort simple. Sur terre, la Russie exerce envers la Turquie une action prépondérante; sur mer, l’Angleterre occupe la même position. Isolée, l’action de ces deux puissances pourrait faire beaucoup de mal; combinée, elle pourra produire un bien réel : de là l’utilité de s’entendre préalablement avant d’agir. » Aussi la Russie sollicite sans cesse le concours de l’Angleterre et cherche constamment à exclure la France du règlement des affaires d’Orient. C’est à son instigation, par son initiative, que le traité du 15 juillet est conclu en 1840 contre la France; elle prépare en 1844 une nouvelle coalition en dehors de la France; elle revient au même projet en 1853, en frappant toujours la France des mêmes dédains et de la même exclusion. Si ces faits n’étaient pas assez instructifs pour nous, si jamais un gouvernement français venait à les oublier, et, se laissant aller à la plus fatale des