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l’ambassadeur anglais la mission du prince Menchikof, et le prince Menchikof était arrivé à Constantinople le 28 février. Le but réel (qui était encore dissimulé à cette époque) de la mission Menchikof était d’arracher au sultan la concession du protectorat des Grecs. Qu’était le protectorat des Grecs pour la Russie ? Évidemment une de ces clés de position dont parlait M. de Nesselrode en 1830, qui aurait replacé la Russie vis-à-vis de la Turquie dans une situation plus forte que celle que lui avait donnée la paix d’Andrinople, une de ces clés de position d’où il lui serait toujours facile de tenir la Turquie en échec, et de la menacer de la certitude de sa ruine, si la porte essayait de la braver une autre fois. A ne la juger qu’en elle-même, voilà quelle était la portée de l’ambassade Menchikof; mais, rapprochée des ouvertures faites à l’Angleterre sur l’éventualité de la chute de la Turquie, elle pouvait avoir une autre conséquence, elle pouvait produire le prétexte et la cause immédiate de cette chute. La mission du prince Menchikof était donc pour la Russie une arme à deux tranchans : elle aurait provoqué la dissolution immédiate de l’empire ottoman, si l’Angleterre eût prêté l’oreille aux propositions de partage; si au contraire il fallait voir encore ajourner la fin de la Turquie, elle devait faire passer entre les mains de la Russie une clé de position qui lui garantit que sa proie ne pourrait point lui échapper.

Il importe de remarquer cette simultanéité et ce contraste des deux objets de la politique russe. Comme un des traits les plus caractéristiques de cette politique, il faut encore observer la double conduite de la Russie vis-à-vis de l’Angleterre. D’un côté, l’empereur Nicolas fait au gouvernement anglais les confidences les plus expansives et les plus extraordinaires relativement à ses vues sur la fin de l’empire ottoman et sur le partage; de l’autre au contraire, il lui cache obstinément le principal but de la mission Menchikof, la demande du protectorat. Au même moment, à la même heure, à Saint-Pétersbourg, l’empereur Nicolas montre aux Anglais la confiance la plus intime et en apparence la plus compromettante, tandis qu’à Constantinople le prince Menchikof, en demandant un traité aux ministres du sultan, les menace de la colère de son maître et de la rupture des relations diplomatiques, s’ils trahissent son secret et s’ils le font connaître au ministre anglais. Quelle est l’explication de ce double jeu, qui au premier abord paraît si contradictoire et si difficile à comprendre ? L’explication est simple. C’est un principe de la politique russe dans ses envahissemens en Orient de diviser l’action des puissances occidentales. La Russie sait que, pour que l’Europe puisse résister efficacement à ses entreprises sur la Turquie, il faut que l’action de l’Angleterre, puissance maritime prépondérante, soit unie à l’action d’une puissance continentale de premier ordre. Les vues de la