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n’enflammerait-elle pas son imagination ? Et quand cette émotion se rattache au souvenir de la gloire nationale, quand de longues victoires remportées sur l’ennemi de sa foi lui apparaissent comme le résultat d’une mission qu’il aurait à remplir, quand il voit cet ennemi se préparer de longue main à reprendre les armes, croit-on qu’un pareil peuple attende un ordre pour sentir[1] ? »

Voilà sans doute ce qui couve au sein du peuple; mais parmi les hommes qui pensent en Russie, dans les plus hautes sphères politiques, auprès du souverain, chez l’empereur lui-même peut-être, on soupçonnerait peu les rêves qu’enfante ce mélange extraordinaire d’ambition politique, d’exaltation nationale et de mysticisme religieux. Nous rappellerons à cet égard, comme une des plus curieuses ouvertures que nous ayons eues sur le travail qui s’est opéré à l’insu de l’Europe chez les esprits d’élite de la Russie, un mémoire d’un diplomate russe sur la Papauté et la Question romaine, qui parut, il y a quatre ans, dans cette Revue[2]. L’auteur de ce mémoire singulièrement remarquable, M. de Tutchef, occupe une position élevée dans le ministère des affaires étrangères de la Russie; il possède au plus haut degré ce talent d’habile exposition et d’argumentation déliée, cet art d’exprimer finement des pensées ingénieuses et d’envelopper d’une forme plausible des aperçus hasardeux, où excellent d’ailleurs, nous le reconnaissons volontiers, les plumes de la chancellerie russe. Nous fûmes frappés, il y a quatre ans, des idées du diplomate russe sur les affaires religieuses de l’Occident; mais nous n’y vîmes guère qu’une thèse paradoxale et piquante par son origine : nous n’apercevions point, nous l’avouons, une guerre européenne à travers ce paradoxe. Voici en peu de mots quelle était la thèse de M. de Tutchef : — La papauté, disait-il, est la colonne qui soutient tant bien que mal, en Occident, tout ce pan de l’édifice chrétien resté debout après la grande ruine du XVIe siècle et les écroulemens qui ont eu lieu depuis; mais huit siècles sont révolus depuis le jour où Rome a brisé le dernier lien qui la rattachait à la tradition orthodoxe de l’église universelle. Ce jour-là, Rome, en se faisant une destinée à part, a décidé pour des siècles de celle de l’Occident. Elle a creusé un abîme entre les deux humanités. C’est à elle que la société occidentale doit son caractère tumultueux et révolutionnaire. En se séparant de l’unité orthodoxe et en voulant dominer la société temporelle, la papauté a enfanté le protestantisme et la révolution. Or la papauté est aujourd’hui désarmée contre la révolution. Mais « à la vue de ce qui se passe, dit M. de Tutchef, … en présence de ce monde du mal tout constitué et tout armé, avec son église

  1. Le Côté religieux de la Question d’Orient, p. 78-79.
  2. Livraison du 1er janvier 1850.