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d’irréligion et son gouvernement de révolte, comment serait-il interdit aux chrétiens d’espérer que Dieu daignera restituer à son église la plénitude de ses forces, et qu’à cet effet lui-même, à son heure, il viendra de sa main miséricordieuse guérir au flanc de son église la plaie que la main des hommes y a faite, cette plaie ouverte qui saigne depuis huit cents ans ? L’église orthodoxe n’a jamais désespéré de cette guérison. Elle l’attend, elle y compte, non pas avec confiance, mais avec certitude. Elle sait de plus qu’à l’heure qu’il est, comme depuis des siècles, les destinées chrétiennes de l’Occident sont toujours entre les mains de l’église de Rome, et elle espère avec confiance qu’au jour de la grande réunion, celle-ci lui restituera intact ce dépôt sacré. » Et quel sera, suivant le De Maistre russe, le restaurateur annoncé de l’unité religieuse ? L’empereur de Russie. Voici en effet sa conclusion : «Qu’il me soit permis de rappeler, en finissant, un incident qui se rattache à la visite que l’empereur de Russie a faite à Rome en 1846. On s’y souviendra peut-être encore de l’émotion générale qui l’accueillit à son apparition dans l’église de Saint-Pierre, — l’apparition de l’empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence! — et du mouvement électrique qui parcourut la foule, quand elle le vit aller prier au tombeau des apôtres. Cette émotion était légitime. L’empereur prosterné n’était pas seul; toute la Russie était prosternée avec lui : espérons qu’elle n’aura pas prié en vain devant les saintes reliques. » On voit jusqu’où peut aller, même chez des esprits supérieurs, l’ambition du prosélytisme russe; on voit la mission que rêve l’empereur orthodoxe. Pour la Russie de l’empereur Nicolas comme pour celle de Boris Godunov, Moscou est devenu la troisième Rome. L’autocrate est doublé dans le tsar d’un utopiste, d’un mystagogue. Avec de pareilles idées à sa tête et l’exaltation religieuse de ses peuples, ne dirait-on pas, pour nous servir d’un mot de M. de Ficquelmont, que la Russie guerrière veut imposer à l’Europe « un Coran chrétien ? »

Tel est le caractère et telle est la portée pour la Russie de la lutte qui s’engage, plus tôt sans doute qu’elle ne l’aurait voulu. Il ne s’agit de rien moins que du choc des deux humanités dont parlait M. de Tutchef. La civilisation libérale de l’Occident entreprend de faire reculer le nouveau fanatisme despotique et conquérant de l’Orient. La question est aujourd’hui pour nous de forcer la Russie à demander la paix, à la subir avec les conséquences de son agression. Nous sommes certains du triomphe de la civilisation occidentale; mais ce sera une rude et longue guerre, et n’est-il pas évident que l’Occident, pour la soutenir, a besoin de l’union de tous ses intérêts et de toutes ses forces vives ?


EUGENE FORCADE.