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énergiques par un profond sentiment religieux, chez un de ces esprits que la Providence suscite quelquefois pour ranimer une société expirante. Cet homme était Mekhithar. Né à Sivas, dans l’Asie-Mineure, de parens arméniens dissidens, ses premières années s’écoulèrent dans la prière, l’étude et le travail des mains. Il cherchait la vérité avec un cœur simple, et elle se révéla à lui. La foi catholique vers laquelle il inclinait, et qu’il embrassa, lui apparut comme le phare lumineux qui devait guider sa nation vers la civilisation des peuples de l’Occident. Retiré à Constantinople, dans le faubourg de Galata, ses prédications, ses vertus et son ineffable douceur lui gagnèrent quelques disciples avec lesquels il jeta les fondemens de l’institut auquel son nom a été attaché. En butte à la haine et aux persécutions de ses compatriotes dissidens, il était près d’y succomber, lorsque le palais de l’ambassadeur de France s’ouvrit à lui comme un asile où l’attendait une protection assurée. Il résolut alors de transporter sa communauté naissante dans la Morée, qui à cette époque était sous la domination vénitienne, et vint se fixer à Modon; mais au bout de douze ans, une invasion des Turks le força de se réfugier à Venise. Les lois de la république interdisant l’érection de nouveaux couvons dans l’enceinte de la ville, le sénat céda à Mekhithar, à perpétuité, une petite île perdue au milieu des lagunes. Cette île avait été donnée, en 1180, par Hubert, abbé de Saint-Hilarion, à un pieux personnage nommé Lione Paolini, pour y bâtir un hôpital et une église en faveur des malheureux qui revenaient de l’Orient affectés de la lèpre, et avait pris le nom du pauvre lépreux de l’Évangile, Lazare. Lorsque cette maladie eut à peu près disparu en Europe, l’île de Saint-Lazare fut convertie en un dépôt de mendicité qui ne tarda pas à être abandonné à cause de son éloignement. Ce fut là que s’établit Mekhithar avec ses disciples, au milieu de ces ruines que leur pauvreté leur permit à peine de relever. Tels furent les humbles commencemens de ce monastère dont la destinée était de survivre à la puissante république, reine de l’Adriatique, où Mekhithar avait trouvé une si généreuse hospitalité, et qui était appelé à devenir par sa renommée littéraire un lieu de pèlerinage pour tout ce que Venise reçoit d’hôtes illustres ou augustes[1], une retraite où le chantre de Childe-Harold devait accourir un jour demander à l’étude quelques instans de calme et de repos au milieu des agitations de son aventureuse existence[2].

  1. Sur le registre où s’inscrivent les visiteurs du couvent, on lit les noms de l’empereur d’Autriche François II, des grands-ducs Constantin et Alexandre de Russie, de la grande-duchesse Olga, du comte de Chambord, etc.
  2. Correspondance de lord Byron, lettre 202, à M. Murray, Venise, 17 novembre 1817. On peut voir dans ces lettres la manière affectueuse et touchante dont Byron parle des révérends pères de Saint-Lazare. Son professeur d’arménien fut le vénérable père Pascal Aucher, qui, dans un âge aujourd’hui extrêmement avancé, se plait souvent à rappeler le souvenir de son intimité avec l’illustre poète. Ils composèrent ensemble une grammaire arménienne-anglaise qui a été imprimée au couvent.