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opposée d’Angleterre. La profondeur des eaux, le nombre et la sûreté des abris qui convient nos voisins au développement de la navigation nous sont refusés; mais les besoins, les ressources d’un sol fécond nous excitent à maîtriser une mer rebelle, et d’importantes améliorations témoignent déjà sur cette côte que lorsque l’homme sait s’emparer des forces de la nature, au lieu d’entreprendre contre elles des luttes inégales, il corrige les vices des atterrages dans une mesure qui peut ici suffire aux besoins du commerce. Pour montrer entre quelles limites est placé le but, disons d’abord quel est l’état général de la baie.

La côte n’offre aucune de ces dentelures hospitalières où ne pénètrent ni les coups de la mer ni ceux des vents. Soit que les flots heurtent les roches granitiques de Barfleur et de La Hougue, ou le pied des falaises calcaires du Bessin, soit qu’ils déferlent sur les plages de la Seulle, de l’Orne, de la Dive, les lignes du rivage sont partout sévères et menaçantes; les navires n’ont pour refuges contre les tempêtes qu’un petit nombre de mouillages forains à ancrages tenaces. Avec cette rigidité de configuration, la côte est directement battue par tous les vents tenant du nord, et leur indomptable puissance en a façonné le relief à son gré. Les sables, obéissant à la percussion des lames, se sont rangés sur le pourtour de la baie en une sorte de gradin sous-marin; la mer, fouettée par les tempêtes, y rebondit avec fureur, et les ports que le navigateur cherche au travers de cette zone tumultueuse, exhaussés sur l’étage supérieur du bourrelet de sable, assèchent longtemps avant que la mer soit basse, reçoivent aux marées de quartier trop peu d’eau pour les bâtimens moyens, et ne leur sont accessibles qu’aux hautes mers des syzygies. Ces ports ne sont donc jamais abordables aux grands navires et ne le deviennent aux moyens que pendant un petit nombre d’heures d’un petit nombre de jours par lunaison. Tant de désavantages n’ont qu’une compensation, qui est fondée sur l’allure des marées dans la baie. Le flot, après avoir rapidement passé devant Cherbourg, court droit à l’est sur le cap d’Antifer et se divise en le heurtant : un de ses rameaux va remplir les ports de Fécamp et de Dieppe; l’autre enveloppe Le Havre et remonte la Seine. Tandis que ce mouvement s’effectue, une dérivation du flot qui monte se précipite violemment vers le sud, au détour de la presqu’île du Cotentin : elle forme le redoutable raz de Barfleur[1] et se dirige aussi vers

  1. Le terme de raz désigne dans la Manche les conrans, en certains lieux fort violens, que forme aux détours des caps la chute des marées. Il est superflu de rappeler que ces courans marchent alternativement vers l’ouest par le flot, vers l’est par le jusant; que leur vitesse s’accélère ou se ralentit suivant les différences de niveau de l’eau d’un revers à l’autre des caps qu’ils doublent, et qu’ils s’amortissent à la molle-eau, c’est-à-dire aux momens où les marées atteignent leur point le plus haut ou leur point le plus bas.